Dans le cadre du regain d’intérêt musicologique pour les ouvrages de Giacomo Meyerbeer, l’Opéra de Marseille avait, depuis plusieurs années, pris la décision de remettre à l’affiche le compositeur le plus incontournable du panorama opératique de la Monarchie de juillet (1830-1848), tout à la fois – et de son vivant – joué, adulé et violemment critiqué par l’Europe musicale. En attendant L’Africaine en ouverture de saison 2023-24, c’est à une impressionnante nouvelle production des Huguenots – plus représentés dans la cité phocéenne depuis 1967 ! – que nous avons assisté pour la clôture de cette saison lyrique.
Une performance scénique totale
De toutes les scénographies coordonnées par Louis Désiré qu’il nous ait été donné de voir ces dernières années, disons immédiatement que Les Huguenots sont, selon nous, la plus aboutie tant du point de vue de la direction d’acteurs que de celui du décor, signé comme à l’habitude par son complice Diego Méndez-Casariego, auquel on doit de même de sobres et élégants costumes. A partir d’un efficace dispositif de volumes aux couleurs gris-beige, de grands panneaux coulissants et de quelques éléments symboliques ( un voile nuptial) qui, s’élevant ou descendant des cintres, peuvent tour à tour évoquer les inquiétantes salles du château du comte de Nevers, les jardins de Chenonceaux, une chapelle ou encore le mur d’une place à Paris, le metteur en scène nous transporte dans un univers certes épuré et visant à l’essentiel mais rendant efficacement compte, et souvent de façon saisissante, d’une époque – finalement pas si lointaine – où les Français ne s’aimaient pas.
Dès l’inquiétant prélude, le spectateur est happé par la vision de ces hommes, issus respectivement de la Ligue – le parti catholique – et des protestants luthériens et calvinistes, qui s’espionnent derrière les murs de leurs enceintes cossues, semblent jouer au chat et à la souris chaque fois que l’occasion se présente et contemplent au fil de leurs épées, non sans plaisir gourmand, les dépouilles vestimentaires sanguinolentes enlevées à leurs ennemis. Cette quasi omniprésence du sang – voire son goût apparent chez certains membres du parti catholique au regard terrifiant qui en dit long… – constitue d’ailleurs un marqueur de la production de Louis Désiré : dès la fin du deuxième acte, alors que Raoul de Nangis refuse d’épouser Valentine, le spectateur est frappé par la descente depuis les cintres d’un rideau maculé qui, alors que l’acte avait commencé au milieu des bosquets rieurs d’un jardin à la française sous le ciel bleu de la Touraine, donne le signal d’un véritable basculement dramatique de l’ouvrage vers l’horreur absolue.
C’est bien évidemment dans l’illustre scène de la bénédiction des poignards qui, dès l’époque de la création, frappe les esprits de Théophile Gautier ou de Jacques Offenbach – qui la parodiera dans La Grande duchesse de Gérolstein – que se situe, selon nous, l’acmé de cette production. Certes, c’est ici l’un des moments où le texte de Scribe et Deschamps se conjugue parfaitement avec le talent hors-pair qui est celui de Meyerbeer pour mettre en musique une action dramatique. On pourrait donc presque écrire qu’il n’y a plus qu’à suivre ! Encore faut-il savoir le faire avec un véritable talent pour faire se mouvoir le chœur et les nombreux personnages qui se retrouvent ici sur scène. Alors que se mettent à retentir les cloches de St-Germain-l’Auxerrois et que les épées retournées par les conjurés – symbolisant la croix – sont entourées d’un tulle nuptial semblant célébrer les épousailles transgressives de la religion et du crime à venir, le metteur en scène nous rappelle à juste titre l’alliance du sabre et du goupillon : comme à la création où des prêtres bénissaient les épées des partisans de Saint-Bris, l’intolérance religieuse se manifeste ici par un personnage masqué d’une cagoule à grillage traversée d’une croix blanche peinte qui, parmi d’autres semblables, s’élève au-dessus des ligueurs pour les asperger d’eau bénite. Glaçant, si l’on songe à une actualité pas si lointaine dans certaines parties du globe…
Idée judicieuse, enfin, que de faire tomber les trois personnages principaux – Raoul, Valentine et Marcel – acculés contre un mur, comme les condamnés à mort d’un peloton d’exécution devenu inévitable.
Le chœur comme acteur principal
Pour son au revoir à l’Opéra municipal dont il est le chef du chœur depuis neuf ans, Emmanuel Trenque – qui partira à la fin de la saison pour le théâtre de La Monnaie à Bruxelles – est tout particulièrement à la manœuvre et a tout pour être, ici, un maestro heureux ! Dans un ouvrage où, avec quelques quatre-vingt-dix minutes d’intervention, le chœur se taille vocalement la part du lion par sa participation écrasante aux finales techniquement ardus des cinq actes, le compte y est et les spectateurs ne s’y trompent pas à l’applaudimètre final ! Il convient également d’insister sur la performance scénique de ces artistes, hommes et femmes, qui contribuent notablement par un véritable jeu au déroulé de l’action dramatique et auxquels reviennent même quelques interventions solistes (Émilie Bernou et Océane Champollion) : chapeau !
Un plateau vocal d’envergure
Si l’on n’est pas totalement convaincu par la performance de l’orchestre en ce soir de première, c’est davantage par le manque d’adéquation à cette musique, nous semble-t-il, du chef espagnol José Miguel Pérez-Sierra – pourtant apprécié, sur cette même scène, dans ses exécutions de La Donna del Lago et d’Armida, mais Rossini n’est pas Meyerbeer ! – plus que par les menus décalages de certains passages tels que le célèbre air de Raoul « Plus blanche que la blanche hermine » où l’accompagnement de la viole d’amour détonne quelque peu tout comme le cor solo lors du duo Valentine-Marcel à l’acte III. Impeccable, par contre, la clarinette basse qui vient accompagner, pour la première fois dans un ouvrage lyrique, le trio du dernier acte des trois principaux protagonistes, l’un des moments magistraux de cette partition étonnante !
Côté vocal, la critique d’une seule soirée ne peut évidemment rendre compte du travail considérable accompli par chacun des solistes d’une si impressionnante distribution. Parmi les seconds rôles – dans cet ouvrage où ils sont pour la plupart particulièrement bien personnifiés ! – on citera, au nombre de partisans de la Ligue aux rictus inquiétants, efficacement mis en valeur par les lumières de Patrick Méeüs, l’excellent Maurevert du baryton basque Gilen Goicoechea à la voix décidément à suivre tout comme les impeccables Cossé, Méru et Thoré incarnés par le jeune ténor breton Kaëlig Boché, la basse monégasque Thomas Dear et le baryton Frédéric Cornille. Si le comte de Saint-Bris de la basse François Lis nous a davantage convaincu sur le plan scénique que d’un strict point de vue vocal, il n’en est pas de même de l’incontournable Marc Barrard qui, en émouvant comte de Nevers, reprend un emploi dans lequel nous l’avions déjà entendu à Montpellier en 1989 et où il sait encore conjuguer, tant scéniquement que vocalement, truculence et sens du pathétique. En page Urbain, la jeune mezzo-soprano ajaccienne Éléonore Pancrazi, qui fait désormais une carrière internationale, fait preuve d’un abattage scénique convaincant dans un rôle dont Verdi saura se souvenir pour son Oscar d’Un ballo in maschera : Si son air d’entrée, le fameux « Nobles seigneurs, salut ! », n’appelle aucun reproche dans sa projection et dans la qualité de sa prononciation, il convient cependant de remarquer que la vaillance de l’interprète ne la met pas à l’abri de certaines stridences dans les aigus les plus exposés de son rondeau « Non, vous n’avez jamais ». Il revient à la soprano roumaine Florina Ilie d’incarner la reine Marguerite de Valois. Si le matériau est d’une réelle beauté et la voix – foncièrement celle d’un soprano lyrique-léger – égale sur tout l’ambitus, c’est dans des moments virtuoses comme celui de la cabalette du deuxième acte « À ce mot seul s’anime » que l’interprète, dont la voix passe complètement le mur de l’orchestre et du chœur dans les époustouflants ensembles de la fin des actes II et III, est à son meilleur. Pour souvent être resté partiellement convaincu des dernières incarnations de Nicolas Courjal, il convient d’écrire que cette prise de rôle en Marcel apparaît comme une totale réussite : dans ce rôle de fanatique protestant auquel la tenue vestimentaire imaginée par Diego Méndez-Casariego – une sorte de robe pourpre cardinalesque – confère une dimension encore plus impressionnante, la basse française trouve le ton juste tant dans les accents de la chanson à boire huguenote « C’était alors qu’au bruit des tambours », où ses « pif, paf, pif » sonores évoquant le sifflement des balles sont parfaitement projetés dans la salle, que dans les longues phrases empreintes d’une grande noblesse du duo avec Valentine à l’acte III. Un rôle à rechanter absolument. Sur une ligne de crête de même envergure doit être immédiatement placée la Valentine de Karine Deshayes. Au zénith de sa carrière, l’artiste française trouve dans ce rôle taillé sur mesure pour les moyens vocaux d’une Cornélie Falcon un emploi idéal mettant en valeur une voix à l’endurance étonnante, jusque dans ses successions d’aigus qui dardent aux deux derniers actes et que l’on garde bien présents à l’oreille, la représentation terminée. Avec le Raoul de Nangis du ténor sicilien Enea Scala, elle forme un couple lyrique des plus assortis – comme nous avions déjà pu le constater dans leurs précédentes prestations rossiniennes sur cette même scène ou encore à Montpellier – faisant de leur long duo du quatrième acte « Le danger presse » l’autre moment excitant de la soirée. Si l’on peut avoir dans l’oreille des Raoul à la ligne bel cantiste peut-être plus soignée, le chant d’Enea Scala parfois peu idiomatique – avec sa tendance à couvrir souvent certaines notes – mais à la vaillance assurée force le respect et est en outre rejoint par une conviction scénique qui font croire le spectateur à ce personnage tout droit sorti d’un roman d’Alexandre Dumas.
C’est peut-être avec ce type d’images en tête mais aussi avec la conviction, désormais évidente, que la musique de Giacomo Meyerbeer ne peut parfaitement s’exprimer que dans son discours scénique que les spectateurs marseillais de cette première, malgré l’heure tardive, font un triomphe à l’ensemble des interprètes au rideau final.
Courez donc voir et entendre Les Huguenots, c’est un spectacle total !
Valentine de Saint-Bris : Karine Deshayes
Marguerite de Valois : Florina Ilie
Urbain : Éléonore Pancrazi
Une coryphée/une jeune fille catholique : Émilie Bernou
Une dame d’honneur/ une jeune fille catholique : Océane Champollion
Raoul de Nangis : Enea Scala
Le comte de Nevers : Marc Barrard
Marcel : Nicolas Courjal
Le comte de Saint-Bris : François Lis
Cossé : Kaëlig Boché
Méru : Thomas Dear
Thoré : Frédéric Cornille
Tavannes : Carlos Natale
De Retz : Jean-Marie Delpas
Bois-Rosé : Alfred Bironien
Maurevert : Gilen Goicoechea
Orchestre de l’Opéra de Marseille, dir José Miguel Pérez-Sierra
Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Emmanuel Trenque
Mise en scène : Louis Désiré
Décors et Costumes : Diego Méndez-Casariego
Lumières : Patrick Méeüs
Les Huguenots
Opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer, livret d’Eugène Scribe et Émile Deschamps, créé à Paris, salle Le Peletier, le 29 février 1836.
Opéra de Marseille, représentation du samedi 03 juin 2023