Dans ses nombreux entretiens avec la presse spécialisée, Bertrand Rossi a régulièrement l’occasion d’insister sur sa volonté de remettre l’Opéra à Nice – en tant que bâtiment patrimonial et en tant que genre musical – au centre de la vie de la cité : tant par les applaudissements nourris que par les manifestations d’une partie du public hostile à la vision du metteur en scène du chef-d’œuvre de Giacomo Puccini, on peut écrire que ce dernier ouvrage de la saison 2022-23 aura mis dans le mille ! Retour sur un spectacle qui ne pouvait laisser indifférent.
Une lecture originale et personnelle qui, le plus souvent, bouleverse
Sur son lit de mort, Emma Bovary entend quelqu’un qui chante dans la rue : « L’aveugle ! » s’écrie-t-elle, se rappelant de ce mendiant grotesquement défiguré qui hante plusieurs épisodes de sa vie comme un cauchemar ambulant. Si la critique littéraire s’est souvent divisée sur la signification de ce personnage mystérieux et effrayant dans lequel certains voient une figure mythologique (l’une des trois Parques ?), d’autres la représentation de la conscience ou même de la damnation de l’héroïne du roman de Flaubert, il ne faisait guère de doute pour le spectateur de La Bohème mise en scène par Kristian Frédric que l’omniprésence du personnage de Parpignol – pourtant secondaire dans le livret de Giacosa et Illica – sous les traits, tout d’abord, d’un laveur des rues incitant Mimi, dès la fin du premier acte, à s’emparer d’une poupée qu’il lui tend puis de l’habituel vendeur ambulant de jouets du Quartier Latin, allait tenir ce même rôle ! À la fois inquiétante et ramenant les personnages principaux – Mimi, Musette, Marcello – à leur propre destin, cette figure protéiforme de la Mort dans la vision du metteur en scène – également concepteur des lumières – se retrouvera dans d’autres avatars : de la présence d’un crâne sur la table de travail de Rodolfo – évoquant la composition d’une vanité – jusqu’au groupe d’enfants, devant le café Momus, réclamant des cadeaux à Parpignol puis réapparaissant sous la conduite d’une petite fille, tous à visage couvert d’un masque mortuaire, devant le lit médicalisé où s’éteindra Mimi. Une image que l’on n’oubliera pas de sitôt, une fois la représentation terminée.
La lecture de Kristian Frédric a donc souhaité transposer l’action de l’ouvrage dans le Paris du début des années 1990, au moment où le sida, l’une des épidémies les plus terrifiantes de l’histoire de l’humanité – quelque trente six millions de victimes dans le monde depuis son apparition aux Etats-Unis en 1981 – commence à déclencher une onde de choc médiatique, du fait de la révélation des noms de personnalités qui en sont victimes (Rock Hudson, Anthony Perkins, Jacques Demy, Rudolf Noureev, Freddie Mercury…), mais reste encore alors mal connu de l’opinion publique, souvent propice aux pires jugements de valeur le concernant… En amorce de l’acte III, le metteur en scène diffuse ainsi des extraits audio d’interviews de personnes ayant découvert, en ces années 1990, presque par hasard pour certaines, ce que signifiait leur séropositivité ; de même, au début du deuxième acte, l’annonce dans les médias de la mort de Freddie Mercury fait l’objet d’un long – trop long peut-être ? – intermède sur fond de projections vidéos de celui qui était alors une figure incontournable du monde de la fête et de la nuit et dont l’homosexualité ne fut révélée que la veille de sa disparition… L’ombre de la rock-star est d’ailleurs visible dans cette production lorsqu’au début du dernier acte Marcello – ici photographe – prend des clichés de Rodolfo, coiffé de la couronne et revêtu du célèbre manteau royal du co-fondateur du groupe Queen !
Si certaines de ces bande-son – plus ou moins bruitées – ont semblé trop envahissantes aux délicates oreilles d’une partie du public – à moins que ce ne soit les quelques vidéos, parfois provocatrices (?) de Freddie Mercury dont le visage en lente décomposition, dans une création impressionnante signée Dominique Jaussein, nous ramène pourtant à ce leitmotiv de la Mort… – si même certains spectateurs désertent leur fauteuil à l’entracte[1], cette nouvelle production a, dans l’ensemble, le mérite de la cohérence. Pourtant, même si certaines images évoquées précédemment sont fortes, le volet nécessairement festif, nocturne et décadent qui devrait résulter de la figure tutélaire de Freddie Mercury et de cet esprit de fuite en avant particulièrement symptomatique chez cette génération n’apparait que très peu et malheureusement pas dans le cadre pourtant propice du deuxième acte ni, surtout, d’un troisième acte ici transposé de la barrière d’Enfer vers la sortie d’une discothèque suburbaine à prédominance gay voire sado-masochiste, Le Sphinx, dont la mise en scène n’a pas réussi à exploiter les splendeurs musicales faites de cet exceptionnel contraste, sur fond de flocons de neige, entre le naturalisme populaire et les sentiments des personnages principaux : c’est, selon nous, le seul vrai échec de cette production.
[1] Ce fut en particulier le cas d’un malheureux couple de spectateurs, situés juste derrière mon fauteuil, dont les deux premiers actes de cette représentation, à en juger par les soupirs émis par l’un et l’autre, a dû relever d’un absolu « chemin de croix » … !
Les beautés musicales d’une partition faite de ces « petites choses discrètes et modestes » mises en relief par la direction sensible de Daniele Callegari
On a déjà écrit ici même combien le choix de Daniele Callegari en tant que premier chef invité de l’orchestre philharmonique de Nice avait fait du bien à la phalange azuréenne : cette soirée confirme, s’il en était besoin, notre opinion. Sans disposer d’une distribution de grandes stars de l’art lyrique, c’est par la qualité exceptionnelle de la pâte musicale concoctée par le maestro que la représentation se hisse à un très bon niveau. On sent que chaque note, ici, est finement mûrie et trahit la parfaite maîtrise non seulement de la partition mais aussi du texte dont on surprend, à plusieurs reprises sur les lèvres du chef, la connaissance des mots. Insufflant à sa phalange un dosage homogène des contrastes et des clairs-obscurs, Daniele Callegari, toujours attentif à la précision d’ensemble et au moindre détail – si essentiel dans cette musique – permet à chacun, musiciens, choristes – parfaitement préparés par Giulio Magnanini – et solistes de prendre sa pleine place dans ce banquet opératique.
D’un plateau vocal parfaitement homogène, d’où les rôles de composition sont évidemment nombreux – du Parpignol inquiétant de Gilles San Juan au Benoît déviant de Richard Rittelmann –, on retiendra, outre un Colline efficace – Andrea Comelli – délivrant une sobre exécution de l’émouvante « Vecchia zimarra », un Schaunard à l’envergure vocale étonnante, Jaime Eduardo Pialli, qui devra maintenant apprendre à mieux dompter un instrument vocal de belle facture. Si l’on n’est pas étonné de la parfaite adéquation des moyens vocaux de Serban Vasile en Marcello, la mise en scène permet également à l’interprète – rencontrant ici son destin et, au quatrième acte, apparaissant comme probable prochaine victime du VIH – de mieux se révéler. Doté d’une voix sonore, quoique souvent avare de nuances, et d’une émission claire, le Rodolfo d’Oreste Cosimo – déjà applaudi à Nice cette saison dans Lucia di Lammermoor et remplaçant Luciano Ganci initialement programmé – ne convainc qu’à moitié de son adéquation avec le profil vocal souhaité – un vrai ténor lyrique à l’aigu ensoleillé – même si l’incarnation scénique entre totalement dans la vision souhaitée ici par le metteur en scène. Ce Rodolfo partage d’ailleurs avec l’interprète de Musetta cette pleine adéquation avec le propos de la production de Kristian Frédric : ainsi, si Melody Louledjian connaît, malgré une voix solide, quelques stridences dans son air « Quando men vo », le parti-pris d’en faire ici l’une des principales icônes de l’existence décadente d’une certaine jeunesse fonctionne parfaitement : c’est d’ailleurs à elle que Parpignol remet, au deuxième acte, une lettre dans laquelle on croit lire le destin à venir des jeunes bohèmes mais qui ne recueille chez Musetta que dérision incrédule …
Triomphante à l’applaudimètre final, la Mimi de Cristina Pasaroiu – une habituée de la scène niçoise, il y a quelques années, sous le mandat de Marc Adam[1] – dispose foncièrement d’un matériau vocal de soprano lyrique avec une voix égale sur tous les registres. Comme son partenaire masculin, elle apparaît d’abord peu sensible aux nuances dans « Si, mi chiamano Mimi » puis délivre progressivement une interprétation admirable jusqu’à un dernier acte bouleversant de sincérité et de pleine maîtrise de ses moyens vocaux.
Au final, devant une salle bien remplie où l’on compte de nombreux spectateurs pour lesquels c’était a priori le premier ouvrage lyrique vu sur scène, le succès est bel et bien au rendez-vous, permettant ainsi à la partition du plus illustre fils de la cité de Lucques – en attendant le prochain centenaire de sa disparition – de poursuivre son parcours glorieux depuis cent-vingt-sept-ans !
[1] Ce fut en particulier le cas d’un malheureux couple de spectateurs, situés juste derrière mon fauteuil, dont les deux premiers actes de cette représentation, à en juger par les soupirs émis par l’un et l’autre, a dû relever d’un absolu « chemin de croix » … !
[2] Elle y avait incarné des Violetta, Adriana, Rachel et Valentine de belle facture.
Rodolfo : Oreste Cosimo
Mimi : Cristina Pasaroiu
Marcello : Serban Vasile
Musetta : Melody Louledjian
Schaunard : Jaime Eduardo Pialli
Colline : Andrea Comelli
Benoît : Richard Rittelmann
Alcindoro : Eric Ferri
Parpignol : Gilles San Juan
Orchestre philharmonique de Nice, dir. Daniele Callegari
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, dir. Giulio Magnanini
Chœur d’enfants de l’Opéra de Nice Côte d’Azur
Mise en scène : Kristian Frédric
Décors et Costumes : Philippe Miesch
Lumières : Yannick Anché
La Bohème
Opéra en quatre actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, créé au Teatro Regio de Turin le 1er février1896.
Opéra de Nice, représentation du mardi 6 juin 2023.