Dialogues des carmélites de Poulenc à l’Opéra national de Bordeaux
Coproduite par l’Opéra national de Bordeaux et Angers-Nantes-Opéra, la mise en scène des Dialogues des carmélites imaginée par Mireille Delunsch a vu couler beaucoup d’eau sous les ponts de la Garonne depuis sa création bordelaise en 2007. Disponible sur Youtube et reprise il y a quatre ans à Lyon, elle revient dans la capitale aquitaine comme un classique qu’on prend plaisir à revoir.
Paroles, paroles, paroles
Il faut une bonne dose de culot – d’aucuns diraient d’inconscience – pour mettre à l’affiche en fin de saison une œuvre aussi exigeante que les Dialogues de Francis Poulenc : partition bavarde et mystique, pamphlet contre-révolutionnaire ponctué de saillies réactionnaires où se reconnait bien la petite musique de Georges Bernanos, ces Dialogues des carmélites appartiennent incontestablement au répertoire depuis leur création en 1957 mais demeurent mal aimés du grand public dont le goût et les opinions religieuses se sont majoritairement forgés après Vatican II et mai 68. Il revient au Directeur général de l’Opéra de Bordeaux, Emmanuel Hondré, d’assumer crânement ce pari un peu fou de faire apprécier à une assistance largement déchristianisée une œuvre pétrie de catholicisme et de la programmer en fin de saison, en ces semaines ensoleillés où les journées s’allongent et où tant de théâtres programment paresseusement des titres rabâchés de Verdi.
Inviter Mireille Delunsch à reprendre in loco sa production des Dialogues est une manière de ne pas effrayer le public, mais au contraire de le prendre par la main pour l’attirer vers ce chef d’œuvre monumental, froid d’apparence comme peuvent l’être les longs couloirs déserts des couvents d’autrefois. Sa mise en scène ne joue effectivement pas la carte de la provocation gratuite ni de la transposition grandiloquente. Dès que se lève le grand rideau d’un bleu marial qui accueille le spectateur dans la salle du théâtre de Bordeaux, l’Ancien Régime est bien présent sur le plateau avec ses lambris dorés, ses commodes ventrues et ses miroirs au tain piqué. L’hôtel de La Force n’a cependant rien des fastes joyeux du XVIIIème siècle. Plongé dans une semi-obscurité, ses cimaises embrumées peuplées d’ombres fantomatiques, le salon du marquis est celui d’un monde qui se fane. Lorsque Blanche annonce à son père qu’elle veut entrer au carmel, elle se tient debout en bord de scène, dos au public, et c’est la maison de son père qui s’éloigne d’elle – et non l’inverse – comme pour symboliser qu’en cette fin de Siècle des Lumières le monde aristocratique s’apprête à s’abîmer dans la pénombre.
Le travail de Dominique Borrini qui règle les lumières du spectacle contribue lui aussi à la lisibilité et à la beauté plastique de ces Dialogues des carmélites. La quasi-totalité des tableaux baignent effectivement dans la lumière dorée d’une forêt de bougies et de cierges qui, associés à un nombre réduit d’accessoires (un fauteuil, un crucifix, trois grandes tables de réfectoire…), forment un contraste saisissant avec le noir d’encre des défroques des carmélites. À plusieurs reprises, ces bougies deviennent même un élément de décor à part entière. Qu’il s’agisse de la première rencontre entre Blanche de La Force et la Prieure ou de la scène du parloir, au deuxième acte, les cierges hérissés entre les protagonistes symbolisent la clôture imperméable qui isole l’univers clos du carmel de la frénésie du monde extérieur.
Mais c’est probablement dans le dernier tableau du troisième acte, pour illustrer la plus belle page de la partition, que Mireille Delunsch utilise le plus simplement et le plus symboliquement ces bougies. Après la lente procession de la guillotine de Jardin à Cour, les carmélites de Compiègne condamnées à mort se regroupent sur la gauche de la scène et entonnent en chœur un bouleversant Salve Regina. Tandis qu’à tour de rôle l’une d’elles se détache du groupe et monte à l’échafaud dissimulé dans la coulisse, le bruit sec du couperet souffle l’une après l’autre la flammèche des lumignons disposées à l’avant-scène. Chaque religieuse qui rend son âme à Dieu est donc symbolisée par une flamme qui meurt sur terre tandis que des étoiles s’allument une à une au firmament : le symbolisme est simple mais efficace, la force de ces instants ne détournant jamais l’attention du spectateur de la musique de Francis Poulenc.
Avant cette apothéose, le spectacle imaginé par Mireille Delunsch voit se succéder tout un album d’images parfaitement lisibles, d’un académisme de bon aloi mais très efficaces pour illustrer une intrigue quasi inexistante qui se limite à des bribes de conversation dont le spectateur n’a jamais vraiment ni le début ni la fin… Parmi ces images, on retiendra surtout l’agonie hallucinée de Mme de Croissy à même les tables du réfectoire du Carmel, comme si son corps décharné était offert en sacrifice pour la survie de la communauté religieuse à laquelle elle a voué son existence ; ou bien encore la scène du parloir où le chevalier de La Force vient rendre visite à sa sœur accompagné d’une petite fille. Sans l’affirmer péremptoirement, la mise en scène donne rapidement à comprendre que cette enfant timide n’est autre qu’une évocation du « petit lièvre », à l’époque insouciante où le frère et la sœur n’avaient pas encore vu Dieu se dresser entre eux. La petite fille réapparait une dernière fois pendant le final du spectacle : au pied de l’échafaud, Blanche se réconcilie avec l’enfant peureuse qu’elle était et qui ne supportait pas de vivre dans l’insécurité du monde et c’est de sa main qu’elle reçoit un flambeau avant de monter crânement à la guillotine, emboitant le pas à sœur Constance à qui elle avait promis de mourir toutes les deux ensemble.
Mireille Delunsch a donc bien plusieurs cordes à son arc : à des talents d’interprète que personne ne lui contestera, elle ajoute ceux d’une metteure en images élégante et modeste, attentive aux mots du livret qu’elle ne tord pas pour leurs faire dire autre chose que ces bribes de dialogues que Bernanos affectionnait et pour lesquels Poulenc a composé la musique du dernier grand chef d’œuvre de l’opéra en langue française. Et l’on se dit, à la tombée du grand rideau bleu, qu’il est agréablement reposant d’assister à une représentation qui n’impose aucun point de vue ni tentative d’interprétation forcée du livret mais qui se contente de nous raconter la lente agonie de Blanche de Le Force telle que Georges Bernanos l’avait lui-même imaginée.
De bouche à oreilles
Opéra des mots qui s’échangent, qui se murmurent ou qui se crient, Dialogues des carmélites est d’abord une partition d’une générosité inouïe et d’une luxuriance mélodique infinie. À la tête des forces de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Emmanuel Villaume opte pour une direction expressionniste qui accentue les couleurs de l’orchestration imaginée par Francis Poulenc. Les cinq premiers accords plongent immédiatement le spectateur dans la tension du drame et résonnent en fosse avec une précision millimétrée. Très sollicités d’un bout à l’autre de l’œuvre, les cuivres sonnent avec brillance et une tonalité un peu old school qui rappelle les sonorités de la première intégrale enregistrée en 1958 par Pierre Dervaux et l’orchestre du Théâtre national de l’Opéra de Paris. Mais magnifier l’orchestre et ciseler ses interventions ont leurs revers : souvent, le volume de la pâte orchestrale emplit entièrement le théâtre et dresse un mur sonore que les chanteurs éprouvent des difficultés à franchir.
Sur scène Anne-Catherine Gillet et Frédéric Caton retrouvent les rôles qu’ils assumaient déjà il y a seize ans à la création de cette production. De Blanche de La Force – toutes les contradictions de son personnage sont déjà dans ce patronyme oxymorique – la soprano belge a la silhouette aristocratique, le port de tête élégant et la voix ample qui lui permet d’assumer idéalement les passages les plus tendus de son rôle ainsi que les notes les plus haut perchées. La première de la partition qui ponctue l’exclamation « C’est le matin de Pâques » est chantée d’une voix saine, sans vibrato, qui impressionne autant qu’elle émeut. Au fil des dialogues qui s’enchaînent de tableau en tableau, Anne-Catherine Gillet déploie un personnage dont la complexité vocale et psychologique touche le spectateur, notamment dans la scène du parloir au cours de laquelle les retrouvailles avec son frère lui offrent l’occasion de délivrer un chant intime, sans fioriture, d’une sincérité absolue. La montée à l’échafaud ne déçoit pas : « Deo Patri sit gloria » est attaqué avec suavité, la longueur du souffle et l’émission de sons filés témoignant qu’à la porte du Ciel sœur Blanche de la Très Sainte agonie du Christ a enfin surmonté ses peurs et qu’elle entre sereine au Paradis.
Le rôle du marquis de La Force se limite au premier tableau du premier acte mais il est essentiel car il donne des clés de compréhension précieuses pour appréhender le personnage de sa fille, Blanche. Frédéric Caton l’assume crânement, tant scéniquement que vocalement. Le récit de l’accident de carrosse, le jour du mariage du Dauphin, est mené d’une solide voix de basse capable de faire chanter la prosodie française et d’y insuffler la musicalité qui lui fait par essence si cruellement défaut. Il est dommage que le chanteur doive alors se battre contre le déferlement de l’orchestre pour donner à entendre toutes les subtilités de son interprétation.
Un peu plus étoffé, le rôle du chevalier est tenu par Thomas Bettinger à qui revient de prononcer les premiers mots de l’œuvre : « Où est Blanche ? ». Le jeune ténor français trouve dans ce personnage de frère protecteur une occasion de démontrer une fois de plus l’élégance de sa ligne de chant et l’éclat de ses aigus dont certains sonnent avec le même brillant que la voix du jeune Alagna. Le duo du parloir est un des sommets musicaux de cette soirée : Thomas Bettinger le chante sur le fil de l’émotion, éperdu d’amour pour Blanche et désespéré de la voir pour ce qu’il sait déjà être la dernière fois.
Au cœur d’une partition dont l’essentiel de l’intrigue se déroule à l’abri des murs du carmel, les voix féminines se taillent évidemment la part du lion. Le temps des deux premières représentations (Lucie Roche lui succédera pour les deux dernières de ces Dialogues) Mireille Delunsch aborde pour la première fois le rôle emblématique de la Prieure. Mme de Croissy a parmi les religieuses une place à part : c’est elle qui accueille Blanche au couvent et qui découvre en la jeune novice son propre alter ego puisque la Providence leur a fait choisir le même nom en religion : sœur *** de l’agonie du Christ. Les deux femmes partagent en effet la même terreur du monde et Mireille Delunsch excelle à ponctuer la déclamation de son chant d’intentions dramatiques qui montrent quelle grande tragédienne elle est ! Dans le premier face à face entre la Prieure et Blanche, une voix sèche au vibrato serré permet à la chanteuse de composer un personnage autoritaire et froid tandis que la voix évolue radicalement dans la scène de l’infirmerie où Mme de Croissy, entrée en agonie, rejoint le Christ au jardin des oliviers et expérimente la peur panique de la mort qui approche. Mireille Delunsch, renonçant à produire du beau son, met alors tout son talent à faire entendre la voix d’une âme terrifiée à l’idée de rejoindre son Créateur : la leçon de chant et de tragédie sont impressionnants.
Méforme, trac d’un soir de Première ou altération de l’instrument ? Patrizia Ciofi en Mme Lidoine surprend et déçoit par un chant étriqué et un timbre méconnaissable. Peu à l’aise dans la scène du chapitre au milieu du deuxième acte, la soprano toscane retrouve cependant meilleur aplomb à la fin du spectacle, dans le tableau de la Conciergerie.
Les jeunes talents de Lila Dufy et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur n’appellent en revanche que les compliments. La première prête un joli timbre lumineux au personnage attachant de sœur Constance et réussit presque à voler la vedette à Anne-Catherine Gillet dans le premier duo qui les réunit au réfectoire pour les tâches quotidiennes de la vie conventuelle. La voix est claire, les aigus solaires, et la jeune soprano canadienne parvient à mettre dans son chant la simplicité d’âme du personnage qu’elle incarne avec un naturel confondant. Plus complexe est le personnage de Mère Marie de l’Incarnation interprété par la mezzo normande Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. Silhouette sévère et taiseuse au cours de ses premières apparitions dans l’ombre de la Prieure, elle se révèle progressivement un personnage complexe doté d’une voix superlative, à l’opulence cuivrée. La découverte de cette jeune artiste donne déjà très envie de la réentendre bientôt pour ses débuts wagnériens sur la scène de la Monnaie de Bruxelles.
Sébastien Droy incarne avec prestance le rôle d’aumônier du couvent : sa décontraction et son timbre lumineux de ténor en font une présence réconfortante au cœur du carmel soumis aux vents tempétueux de l’Histoire.
Parmi les nombreux seconds rôles qui n’interviennent dans ces Dialogues que sous la forme de quelques répliques, on retiendra surtout la silhouette fragile de Gaëlle Flores. Membre du chœur de l’Opéra de Bordeaux depuis 2001, elle prête son timbre de contralto bien projeté au personnage de Mère Jeanne et en livre un portrait parfaitement abouti grâce au travail qu’elle a dû mener avec la metteure en scène pour incarner vraiment son rôle. La (trop) courte apparition de Timothée Varon séduit elle aussi : affublé d’un immense bicorne qui lui donne des airs de gravure révolutionnaire découpée dans L’Ami du peuple, il livre la déclamation du geôlier avec un naturel qui atteste de la compréhension par le chanteur de chacun des mots du livret et témoigne d’une solide maîtrise de la grammaire du chant français.
Les nombreuses prières composées par Francis Poulenc pour ponctuer son œuvre sont autant d’occasions de mettre en valeur les pupitres féminins du chœur de l’Opéra national de Bordeaux : préparées par Salvatore Caputo, ces artistes du chœur ont su se fondre sous la bure des carmélites et trouver une authenticité qui sied bien à une communauté religieuse habituée à prier toutes ensembles.
Avant que le spectacle ne commence, le Directeur général de l’Opéra de Bordeaux fait une annonce au rideau. La mine grave, la voix cassée par l’émotion, il informe le public que la compositrice finlandaise Kaija Saariaho vient de s’éteindre à Paris dans sa 70ème année. La représentation des Dialogues des carmélites de ce vendredi 3 juin lui est naturellement dédiée.
Le marquis de La Force : Frédéric Caton
Le chevalier de La Force : Thomas Bettinger
Blanche de La Force : Anne-Catherine Gillet
Mme de Croissy : Mireille Delunsch
Sœur Constance : Lila Dufy
Mère Marie de l’Incarnation : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Mme Lidoine : Patrizia Ciofi
Le Père confesseur du couvent : Sébastien Droy
Un geôlier : Timothée Varon
1er commissaire : Etienne de Bénazé
2ème commissaire : Thierry Cartier
Un officier : Igor Mostovoï
M. Javelinot : Simon Solas
Mère Jeanne de l’Enfant Jésus : Gaëlle Flores
Sœur Mathilde : Amélie de Broissia
Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dir. Emmanuel Villaume
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, dir. Salvatore Caputo
Mise en scène : Mireille Delunsch
Décors et costumes : Rudy Sabounghi
Lumières : Dominique Borrini
Dialogues des carmélites
Opéra en trois actes de Francis Poulenc, livret adapté par le compositeur d’après un scenario posthume écrit par Georges Bernanos inspiré de la nouvelle de Gertrud von Le Fort La Dernière à l’échafaud. Créé le 26 janvier 1957 à la Scala de Milan (version italienne) et le 21 juin 1957 à l’Opéra de Paris (version française).
Opéra national de Bordeaux, représentation du vendredi 3 juin 2023