L’Orfeo à Montpellier : Sartorio, enfin !
L’Orfeo d’Antonio Sartorio fait alterner atmosphères sensuelles, pathétiques, comiques et tragiques. Le chef d’orchestre Philippe Jaroussky et le metteur en scène Benjamin Lazar ont bien eu raison de prendre au sérieux une partition qui, souvent, manie l’humour des situations et propose une autre approche du mythe d’Orphée que celle habituellement connue via Monteverdi ou Gluck[1].
Cette première française fait mouche. Or les occasions de voir L’Orfeo de Sartorio sont rares : Venise en 1979, La Corogne en 2005 et surtout Utrecht en 1998 – ce qui donna lieu à une publication chez Vanguard Classics, de loin la meilleure version existante sur les trois recensées.
L’opéra de Sartorio a été créé à Venise, sa ville natale, durant le carnaval de 1672, avant d’être repris à Vienne en 1672, puis à Venise en 1679[2]. Sa structure, ses péripéties reflètent la complexité et la richesse de l’opéra vénitien, mêlant le recitar-cantando à des airs plutôt brefs. L’intrigue complexe, échevelée, multiplie les personnages et les histoires amoureuses. Ils sont douze sur scène, y compris Hercule et Achille. Pour les accompagner, Jaroussky a choisi quinze instrumentistes de son Ensemble Artaserse, et non des moindres : Raul Orellana et José Manuel Navarro dialoguant aux violons, Christine Plubeau à la viole, Marco Horvat à la guitare et au lyrone, Michèle Claude aux percussions, Brice Sailly au clavecin… Avec leurs interventions aussi contrastées que colorées, ils nous entraînent dans un spectacle purement vénitien par son foisonnement, ses contrastes, ses moments proches de la commedia dell’arte.
Tout commence par les noces d’Orphée (superbement chanté par la soprano Arianna Venditelli), interrompues par une annonce fâcheuse : Aristée (Kangmin Justin Kim, contre-ténor enthousiasmant malgré quelques aigus serrés), son frère, est au plus mal. Mais en réalité, Aristée est malade d’amour pour Eurydice (émouvante soprano Alicia Amo), ce qu’il avoue à la jeune mariée. Orphée, caché, entend la déclaration, fait mine de ne rien savoir. Il doute de l’amour de sa jeune épousée. Pire : il est jaloux. La belle Autonoe (touchante et subtile Maya Kherani), la femme amoureuse d’Aristée, prête à le reconquérir, se confie à Eurydice, qui a la malencontreuse idée de jouer les entremetteuses en sondant alors son beau-frère sur sa conduite en amour. Le quiproquo est total : Aristée croit qu’elle parle pour elle-même et Orphée – à nouveau caché – pense que sa femme file le parfait amour avec son frère. Possessif, il est à vif. Voulant la tuer, il est arrêté par Hercule. Déléguant sa vengeance, il charge alors, sous la menace, le pâtre Orillo d’aller tuer Eurydice. Pendant ce temps, elle, piégée, repoussant les assauts d’Aristée, est mordue par un serpent et meurt. Consternation générale. Autonoé cherche à consoler Aristée qui la repousse, songeant à mourir, inconsolable comme l’est Orphée.
Car rien ne fonctionne comme prévu dans ce livret écrit par un spécialiste du genre, Aurelio Aureli, également librettiste de Cavalli, Cesti et quelques autres. Rien, car tout s’inverse : ce n’est pas Orphée qui décide immédiatement de se rendre aux enfers. Il ne trouve rien de mieux que de s’endormir et c’est Eurydice lui apparait en rêve et l’accuse de la laisser choir dans les ombres obscures des enfers. Qu’à cela ne tienne : rien n’arrêtera Orphée, qui va chanter pour ramener sa belle. Lors d’une scène des enfers particulièrement écourtée, Pluton (Renato Dolcini à la voix sombre) lui annonce que son chant – pourtant bien bref – a charmé les Furies, et qu’il va pouvoir remonter des enfers avec Eurydice. Une condition : il ne doit pas la regarder. Mais Orphée ne peut résister à la tentation et les furies repoussent la belle dans l’oubli caverneux. Si Orphée, désespéré, se jure de ne plus jamais aimer une femme, ce n’est pas le cas du couple Autonoé-Aristée qui choisit de re-filer le parfait amour. Achille, qui avait des vues sur Autonoé, se sent trahi. La boucle est bouclée. Puisque l’opéra débutait par le duo d’amour du couple maudit, il se termine par celui du couple improbable. Lietto fine ?
Pourtant, il ne s’agit là que de l’intrigue principale. Car de multiples chassés-croisés amoureux viennent pimenter une action parfois amplement détournée. Que dire de l’ineffable Erinda, l’entremetteuse, que Sartorio confie à une voix mâle, magnifiquement campé par Zachary Wilder ? Plus tout à fait dans la fleur de l’âge, la voici qui philosophe (« Qui veut jouir doit donner… en jouissant, la beauté se fait vénale »), se prend de passion torride pour Orillo le gigolo (sémillante Gaia Petrone) et n’hésite pas à monnayer des charmes qu’elle n’a plus. Que penser de Chiron (corruscant Yannis François dans un jeu très extraverti, manquant parfois de noirceur), le tuteur d’Hercule et Achille, qui ne cesse de les morigéner sans résultats : les héros sont fatigués et préfèrent rêver d’amour. Hercule, c’est David Webb qui nous livre un bouleversant hymne à l’amour ; et Achille, c’est le contre-ténor Paul Figuier qui par son timbre anéantit l’image traditionnelle de ce vainqueur d’Hector. Et comment apprécier l’arrivée de Bacchus (Yannis François, jubilatoire), juste après la mort d’Eurydice, vantant à un Aristée désespéré les plaisirs du vin (« Allons, buvez ! Allons, jouissez ! ») ?
On le voit, l’humour est partout dans cet Orfeo pas comme les autres. D’abord dans le choix des tessitures aigües pour les deux couples vedettes, comme pour Achille – en décalage quasi parodique par rapport aux trois personnages masculins. Comédie musicale avant la lettre, l’œuvre s’adressait à des publics vénitiens qui avaient de multiples références en tête. Ainsi, lorsque Pluton entretient Orphée, c’est en intervertissant les rôles musicaux par rapport à l’opéra de Monteverdi, car c’est lui qui vocalise et non plus l’époux inconsolé se présentant, sûr de lui, avec sa lyre et son chant narcissique. Lorsque le couple définitivement séparé se dit adieu, c’est en pastichant, trente ans après, la fin du Couronnement de Poppée. On pourrait d’ailleurs multiplier les exemples de références musicales et théâtrales, bien loin de nous, mais que les spectateurs de 1672 devaient apprécier avec sourires et gourmandise.
Souvent, en fin d’air, l’écriture de Sartorio reprend la ligne de chant en ritournelle instrumentale – héritage monteverdien. Le spectateur passe du rythme joyeux de l’air d’Erinda à l’acte II, avec un orchestre chatoyant et dansant, à la plainte d’Eurydice, soutenue par la viole et la harpe. Sa mort est un grand moment poétique, convoquant violons et viole funèbres et se terminant par un long silence.
Dans ce spectacle, d’emblée, la direction fluide et précise de Philippe Jaroussky emportait l’adhésion. Pas de grands effets, mais le respect de la partition et le sens du récit. On aurait parfois souhaité plus de cohésion lors d’interventions des deux cornets à bouquins, très présents.
Sur scène, Benjamin Lazar a su rendre limpide l’individualité et l’évolution des personnages, en travaillant chaque intention des acteurs-chanteurs. De fait, la crudité des rapports amoureux est mise à nu. Les costumes d’Alain Blanchot sont tour à tour somptueux (les mariés du début de l’œuvre), surprenants (Achille et Hercule tout de blanc poudrés), décalés (Orillo en punkette), inventifs (Chiron en centaure à crinières et béquilles). Le décor unique, mais assez sommaire, d’Adeline Caron fait de la scène une sorte de théâtre élisabéthain stylisé ou de cirque des passions.
Heureusement, cet Orfeo pas comme les autres connaît une vraie recréation. Grâce à l’ARCAL, qui fête ses 40 ans d’existence, l’opéra va bénéficier d’une tournée en coproduction avec Royaumont, où ce sont de jeunes artistes lyriques qui vont prendre le relai de la distribution rassemblée à Montpellier pour trois soirées.
Cela faisait longtemps que Philippe Jaroussky souhaitait diriger cet opéra. Il en avait donné quelques extraits dans son bel enregistrement La storia di Orfeo[3]. Avec ce spectacle, il a su redonner vie à ce petit joyau de Sartorio qui dynamite le mythe.
[1] Voir le teaser de l’Opéra de Montpellier ici.
[2] Il fut ensuite repris à Naples, en 1682, Braunschweig en 1690, Bologne en 1695, Turin en 1697, Gênes en 1706… Trois partitions sont conservées, à Venise, à Naples et Vienne.
[3] Le Cd est paru chez Erato en 2017, avec Emöke Barath et Diego Fasolis dirigeant I Barocchisti.
Orfeo : Arianna Vendittelli
Eurydice : Alicia Amo
Aristée : Kangmin Justin Kim
Erinda : Zachary Wilder
Autonoe : Maya Kherani
Hercule : David Webb
Chiron / Bacchus : Yannis François
Achille : Paul Figuier
Esculape / Pluton : Renato Dolcini
Orillo : Gaia Petrone
Ensemble Artaserse, dir. Philippe Jaroussky
Mise en scène : Benjamin Lazar
Décors : Adeline Caron
Costumes : Alain Blanchot
Traduction du livret : Jean-François Lattarico
Orfeo
Opéra d’Antonio Sartorio, livret d’Aurelio Aureli, créé au Teatro San Salvatore de Venise en 1672.
Création française, opéra de Montpellier, représentation du mercredi 7 juin 2023