Roméo et Juliette de Gounod à l’Opéra de Rouen Normandie
D’abord créée en 2015 salle Richelieu, à Paris, pour illustrer le drame shakespearien puis remaniée en 2021 salle Favart pour coller à l’opéra de Charles Gounod, cette production de Roméo et Juliette signée de l’Administrateur général de la Comédie Française Éric Ruf arrive enfin sur les planches du théâtre des Arts pour le plus grand plaisir des mélomanes rouenneais.
Sous le soleil exactement
Lorsqu’un soleil estival écrase le quai Pierre Corneille, que les plus beaux voiliers du monde s’y donnent rendez-vous pour l’Armada et que le théâtre des Arts met à l’affiche le chef d’œuvre de Gounod (il n’est effectivement pas incongru de préférer la partition de Roméo et Juliette à celle de Faust), Rouen n’est pas loin d’être la plus jolie ville de France.
Pour clore cette saison, l’Opéra de Rouen Normandie accueille l’adaptation qu’Éric Ruf a réalisée de sa propre mise en scène de l’œuvre de William Shakespeare après une série triomphale de représentations salle Richelieu il n’y a pas loin d’une dizaine d’années. De ce spectacle vu à l’époque au Français, on gardait le souvenir ébloui d’une scénographie lumineuse et d’un jeu d’acteurs ciselé dans le meilleur acier, la brutalité du drame des amants de Vérone s’exprimant en des sautes d’humeur terrifiantes comme lorsque Didier Sandre, impérial Capulet, rouait de coups l’infortunée Juliette interprétée par Suliane Brahim pour la contraindre à épouser le comte Pâris. C’est peu dire que la substantifique moelle de ce magnifique spectacle se retrouve aujourd’hui dans la version opératique reprise à Rouen, l’extrême violence en moins.
Le grand rideau de toile bise qui ferme la scène annonce avant même le début du spectacle qu’on s’apprête à assister à un grand drame théâtral. Élégamment drapé par Christian Lacroix et souligné d’un lambrequin festonné, ce rideau laisse deviner par transparence le drame qui se joue sur le plateau et agit comme une interface entre la salle et la scène. Lorsqu’il se lève au début de chaque acte, ce rideau projette le spectateur dans une Italie fantasmée, saturée de blanc, dont les palais décrépis ont conservé l’éclat du marbre et les salles d’eau la pâleur clinique des céramiques démodées. Dans le programme de salle, Éric Ruf confie qu’il avait en tête des villes du sud de la Sicile ou du Maroc ; on peut aussi penser au massif du Gargano, aux petites cités des Pouilles et à l’atmosphère étouffante du Soleil des Scorta, le roman incendiaire de Laurent Gaudé récompensé par le prix Goncourt en 2004.
Les costumes élégants de Christian Lacroix ancrent ce Roméo et Juliette dans l’Italie fasciste de l’entre-deux-guerres, sous le soleil vertical d’un bourg gangrené par la rivalité mafieuse de deux clans, les Capulets et les Montaigus. La fête par laquelle s’ouvre le premier acte affirme la domination patriarcale des hommes sur les femmes et des pères sur leurs filles. Sous ses dehors bonhommes d’hôte parfait, Capulet se révèle en effet un parrain implacable qui mène son monde à la baguette et qui est prêt à livrer sa fille à un inconnu pourvu que ce mariage arrangé contribue à faire fructifier son business qu’on devine florissant. Plus jeune que son oncle, Tybalt n’en est pas moins obsédé par l’honneur du clan et la virginité des filles de la famille ; durant toute la fête, il n’a de cesse de veiller à tout, l’œil inquisiteur et la mine chafouine, jusqu’à rôder parmi les lavabos pour s’assurer qu’aucun Montaigu n’est venu jouer les pique-assiettes à la fête.
Un ingénieux dispositif de décors coulissants permet de faire évoluer à vue le lieu de l’action. Les monumentales structures blanches évoquent aussi élégamment les unes que les autres le patio d’un palais du settecento, les sanitaires où on se retrouve entre garçons pour échapper à la pression sociale imposée à tous les membres du clan et pour parler des filles, la sacristie d’une église ou la crypte funéraire des Capulets. Les belles lumières réglées par Bertrand Couderc contribuent elles-aussi à l’esthétisme du spectacle : leur intensité qui varie d’une scène à l’autre suggère tour à tour le soleil cru de midi ou un crépuscule entre chien et loup. Le travail sur les ombres est tout particulièrement tiré au cordeau : dans l’acte du balcon, elles se font les complices de Roméo épiant la fenêtre de Juliette et lui permettent d’échapper aux Capulets lorsqu’ils cherchent à le bastonner.
Sur la toile de fond de ce décorum baigné de soleil, Éric Ruf cisèle sa direction d’acteurs avec la précision qu’on est en droit d’attendre de l’Administrateur général de la première troupe de France. C’est autour du personnage de Juliette que le metteur en scène construit la dramaturgie du spectacle : comparée à Roméo, adolescent indécis qui la veille du début du drame se consumait encore pour l’insipide Rosaline, Juliette est celle qui brave l’ordre établi et assume le risque de se mettre en danger. Au premier acte, lorsque son père la présente aux invités de la fête, la jeune fille s’approche si près du bord de la fosse d’orchestre qu’elle manque d’y tomber : cette image anticipe la scène du balcon pour laquelle Éric Ruf imagine un dispositif radical. Exit la loggia traditionnelle depuis laquelle Juliette engage sa vie à celle de Roméo : la fenêtre de sa chambre n’ouvre ici que sur une étroite corniche de marbre sur laquelle on ne peut se tenir qu’en équilibre précaire, les talons et les épaules collés au mur de peur de basculer. Mais Juliette n’a cure du danger : le spectateur est saisi d’angoisse à la voir évoluer comme une acrobate à plusieurs mètres au-dessus du sol, se penchant en avant pour mieux apercevoir son amant ou passant de la station debout à la station assise, les jambes dans le vide et le buste crânement penché en avant ! Cette démonstration de funambulisme est la métaphore du maelström émotionnel que vit alors Juliette : enfant encore tendrement attachée à son père (à l’acte IV, l’étroitesse du petit lit à barreaux de fer dit tout de son ancrage dans le monde de l’enfance), elle est aussi celle qui choisit sciemment d’assumer tous les risques d’une passion qui la consume, y compris le risque de la chute et du déclassement.
Le dernier acte séduit aussi par sa radicalité : à mille lieues de l’imagerie sulpicienne qui consiste souvent à montrer Juliette allongée sur son lit mortuaire, ennuagée de tulle blanc, des flambeaux brûlant aux quatre coins du catafalque, Éric Ruf convie le spectateur à une plongée dans l’évocation des catacombes des capucins, à Palerme, où, du début du XVIIème siècle jusque dans les années 1920, près de 3000 bourgeois et aristocrates siciliens ont fait le choix de reposer pour l’éternité vêtus de leurs plus beaux atours, suspendus à des patères comme des marionnettes sublimes et dérisoires. Ces momies somptueusement habillées par Christian Lacroix forment autour de Juliette – vêtue comme une madone de Semaine Sainte – un cortège funèbre qui fait parfaitement écho au livret : « Un tombeau ? Non ! Salut palais splendide et radieux ! ». L’image de Roméo étreignant le corps de celle qu’il croit morte et l’éveil de la silhouette fantomatique de Juliette sont de celles qui impriment durablement la rétine du spectateur et qui continuent de le hanter de longues heures après le spectacle.
South Side Story
L’admiration de Charles Gounod pour William Shakespeare vaut à Roméo et Juliette une ouverture originale au cours de laquelle, devant le rideau encore baissé, l’ensemble des solistes viennent à l’avant-scène et recomposent le chœur des tragédies antiques. Dès que résonnent les premiers accents a capella « Vérone vit jadis deux familles rivales », la rigueur de l’attaque et l’harmonie des timbres augurent que le plateau réuni pour cette production tiendra l’essentiel de ses promesses.
On se souvient qu’il y a deux ans la création de ce spectacle salle Favart avait eu lieu dans un contexte épidémique et que Jean-François Boras – contaminé – avait dû être remplacé in extremis par le ténor samoan Pene Pati pour la Première ! C’est peu dire que les débuts de son frère cadet, Amitai Pati, dans le rôle de Roméo étaient attendus par tous les admirateurs de cette fratrie de jeunes artistes talentueux venus du bout du monde. Pour un chanteur encore inexpérimenté dont les collaborations à des productions scéniques se comptent sur les doigts d’une main, ces premiers pas dans un rôle majeur du répertoire sont une entière réussite. Si les premières répliques du personnage (« Non, non, vous l’avez promis : soyons prudents ! ») sonnent lointaines par manque de projection, le Roméo d’Amitai Pati ne tarde pas à gagner en confiance dès le madrigal du pèlerin et à s’imposer au début du deuxième acte dans le tubesque « Ah, lève-toi soleil » que le ténor délivre avec une subtilité de variations et une élégance de la diction qui font tout le prix de cette cavatine. Rien ne manque à la palette des talents de ce jeune chanteur, ni des mezze voci de velours, ni des aigus solides et sonores sans être outrageusement claironnants. Chacun des grands duos d’amour composés par Charles Gounod offre au ténor l’occasion d’approfondir la psychologie de son personnage et de livrer une interprétation complexe et solaire du jeune héros shakespearien : parmi ces pages, on retiendra surtout le duo du rossignol et de l’alouette qu’Amitai Pati investit d’une émotion à fleur de peau ainsi que tout le final qu’il interprète d’un timbre désormais délié de toute contrainte, la voix libérée de toute appréhension. Le récit « Salut tombeau sombre et silencieux » frissonne de passion et culmine dans la mort des héros que le jeune homme interprète sobrement, sans ports de voix inutiles ni excès véristes de mauvais goût. Au rideau final, le visage transfiguré par un sourire, Amitai Pati savoure longuement les ovations du public rouennais et lève le poing dans un geste de défi, comme s’il s’était fait la promesse de réussir un jour à chanter ce rôle si important déjà dans la carrière de son aîné. Force est de reconnaître que le pari est tenu.
En Juliette, Olga Kulchynska fait elle-aussi un triomphe à l’applaudimètre du rideau final. À l’inverse de son partenaire, la chanteuse ukrainienne n’a qu’à entrouvrir les lèvres pour que son opulent timbre de soprano emplisse le théâtre des Arts avec une déconcertante facilité. Mais l’artiste ne se contente évidemment pas de produire des décibels : dès son entrée en scène et l’ariette « Ah, je veux vivre », elle habite le rôle de Juliette et donne une immédiate crédibilité à ce personnage de jeune fille délurée, prête à envoyer valser les conventions pour vivre la passion qu’elle a senti s’allumer dans son cœur à la vue de Roméo. Le deuxième acte est pour Olga Kulchynska une véritable prouesse physique et artistique : combien de chanteuses sont capables aujourd’hui de délivrer un chant aussi fluide, des sons filés aussi subtilement tenus et des coloratures aussi précises tout en étant perchées à six mètres au-dessus du sol, sur une corniche en surplomb d’à peine une cinquantaine de centimètres de large ? Après cette performance, tout semble simple à la chanteuse, y compris l’Everest de sa seconde grande aria « Amour, ranime mon courage » qu’elle interprète de manière hallucinée, la voix insolemment projetée, ductile et souple, avec des notes aiguës coupantes comme des diamants. À l’unisson de son Roméo, Olga Kulchynska habite le dernier acte et en propose une interprétation palpitante qui rend crédible le geste désespéré de se trancher les poignets pour rejoindre son époux dans la mort.
La partition de Roméo et Juliette fait la part belle aux voix graves dans toute une série de personnages secondaires mais indispensables à la progression du drame. À tout seigneur, tout honneur : Jean-Fernand Setti campe un Capulet aux allures de Guépard viscontien. La taille bien prise dans son costume de noceur, il impressionne surtout par la clarté de son phrasé, l’élégance de sa ligne de chant et les couleurs mordorées de son solide timbre de baryton-basse. Tout aussi impressionnante est la voix abyssale de Jérôme Varnier à qui la soutane et le surplis vont comme un gant ! En Frère Laurent, ce bel artiste donne à entendre un timbre sombre et chaleureux qui convient idéalement à la bonhommie bienveillante de cet ecclésiastique prêt à tout pour aider les amours de ses jeunes protégés. La scène du mariage, au troisième acte, est très réussie : Jérôme Varnier s’y révèle fin diseur et capable d’étirer les notes vers les graves sans jamais les détimbrer. Philippe-Nicolas Martin ne passe pas lui non plus inaperçu : silhouette athlétique et allure décontractée en bras de chemise, il incarne un Mercutio plus proche des Peaky Blinders que d’un gentilhomme véronais de la Renaissance. Sympathique camarade de beuverie au premier acte, il se révèle ami fidèle et courageux compagnon dans la grande scène d’affrontement avec les Capulets au troisième acte, sa dextérité à manier le couteau forçant l’admiration. Mais là encore, c’est la voix qui séduit ! La ballade de la reine Mab est interprétée avec allant, d’un solide timbre de baryton aux éclats de bronze qui n’exclut pas les nuances et l’allégement indispensable de certaines notes de passage. Le combat avec Tybalt est un des points d’acmé de la partition : Philippe-Nicolas Martin y est d’une présence incandescente et la justesse de ses imprécations témoigne d’une incarnation habitée de son personnage. Plus décevante est la courte intervention de Halidou Nombre en duc de Vérone : malgré l’élégance de la diction, l’instrument manque incontestablement de présence et d’autorité.
Tybalt compte au nombre de ces méchants d’opéra qu’on adore détester mais il est souvent distribué à de jeunes ténors au timbre aigrelet ou nasillard. Julien Henric nous épargne ces déconvenues et propose une interprétation de son personnage fondée sur une voix ronde et saine, la diction se révélant mordante dans les passages les plus dramatiques comme quand Tybalt reconnait Roméo dans le jeune seigneur qui se masque hâtivement lorsqu’il le surprend en compagnie de Juliette. Sarah Laulan fait preuve du même naturel et incarne une Gertrude mère poule aux interventions sonores et gaillardes.
L’audace musicologique de cette production est de confier le rôle du page Stéphano au sopraniste brésilien Bruno de Sá que quelques vidéos virales ont rapidement contribué à faire connaître au cours des dernières années. La veste trop large et le chapeau qui surmonte sa silhouette de farfadet dessinent une sorte de personnage de la Comedia dell’arte qui transcende la scène de la sérénade au milieu du troisième acte. « Que fais-tu blanche tourterelle » est chanté avec crânerie d’un timbre clair et ensoleillé, la voix de Bruno de Sá se pliant avec agilité aux changements de rythme et aux coloratures que Gounod a composés à l’origine pour une voix de soprano féminin.
Benoît-Joseph Meier, Arnaud Richard, Julien Clément et Vincent Eveno font mieux que jouer les utilités : les quelques répliques de leurs personnages sont véritablement incarnées et témoignent pour chacun de solides moyens vocaux.
Quant aux artistes du Chœur accentus, c’est aussi bien à leurs talents de danseurs qu’à leurs qualités vocales que la production d’Éric Ruf fait appel. À la fête des Capulets, ils assurent une présence chantante et dansante qui donne à ce tableau une dimension quasi cinématographique mais c’est surtout dans la grande déploration du troisième acte, après la mort de Tybalt, que le chœur réussit à trouver des accents désespérés absolument bouleversants.
En fosse, c’est Pierre Dumoussaud qui conduit les forces de l’Orchestre de l’Opéra Rouen Normandie et qui choisit de colorer son interprétation d’influences germaniques qui font ressembler certains accents de l’ouverture aux compositions du jeune Wagner. Les cuivres sont rutilants, parfaitement à l’unisson, et la précipitation des tempi impose dès le premier acte un rythme qui, sans déstabiliser les chanteurs, intrigue l’oreille mais va finalement dans le sens de la dramaturgie imaginée par Éric Ruf. Les pupitres des cordes ne sont pas en reste : que ce soit dans l’intermède de la nuit, au début du deuxième acte, ou dans le sommeil de Juliette – juste avant la scène du tombeau – le Maestro obtient des violons et des violoncelles un frémissement parfaitement contrôlé et des sanglots qui font écho à l’émotion du drame. Deux scènes enfin, musicalement très réussies, attestent de l’affinité de Charles Gounod avec le grand répertoire religieux : il s’agit du mariage des jeunes amants et de la marche nuptiale du quatrième acte. Cette dernière, interprétée depuis la coulisse à l’orgue par Frédéric Hernandez, est à la fois solennelle et parfaitement intériorisée.
À l’issue du spectacle, ce sont d’abord les personnels techniques de l’Opéra Rouen Normandie qui s’avancent à l’avant-scène pour recevoir les applaudissements du public. En ce temps compliqués pour l’art lyrique, l’initiative est à saluer.
Roméo : Amitai Pati
Juliette : Olga Kulchynska
Le Comte Capulet : Jean-Fernand Setti
Mercutio : Philippe-Nicolas Martin
Stéphano : Bruno de Sá
Frère Laurent : Jérôme Varnier
Gertrude : Sarah Laulan
Tybalt : Julien Henric
Gregorio : Arnaud Richard
Le Duc de Vérone : Halidou Nombre
Le Comte Pâris : Vincent Eveno
Benvolio : Benoît-Joseph Meier
Frère Jean : Julien Clément
Danseurs : Camille Brulais, Laurent Côme, Rafael Linares Torres et Élisa Ribes
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, dir. Pierre Dumoussaud
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie
Mise en scène et scénographie : Eric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Bertrand Couderc
Chorégraphie : Ghysleïn Lefever
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après le drame homonyme de William Shakespeare, créé le 27 avril 1867 au Théâtre-Lyrique à Paris.
Opéra de Rouen Normandie, représentation du vendredi 9 juin 2023