ANNA BOLENA revient au San Carlo de Naples pour commémorer le centenaire de la naissance de Maria Callas
Un choix difficile et courageux à la fois
Enthousiaste, le public semble ne jamais vouloir quitter la salle !
Une production élégante
C’est une très bonne idée qu’a eue le Teatro di San Carlo de Naples de proposer une série de manifestations visant à célébrer le centenaire de la naissance de Maria Callas. Comme dans la plupart de grandes institutions opératiques italiennes (la Scala, bien évidemment, mais aussi le Teatro dell’Opera de Rome, la Fenice de Venise, le Comunale de Florence, etc.), la cantatrice helléno-américaine s’y est produite à plusieurs reprises, notamment dans le mythique Nabucco de décembre 1946, où le chef, Vittorio Gui, fut obligé de bisser le fameux chœur de l’acte III, précédé d’une Turandot, au mois de février de la même année, et suivi d’Aida, au printemps 1950, puis d’autres légendaires Trovatore et Lucia di Lammermoor, en janvier 1951 et en mars 1956. Il en existe même des témoignages discographiques. Annoncée comme le premier événement d’un cycle en devenir, nous espérons que cette série de représentations connaîtra une suite, puisant d’autres titres dans le catalogue de la divina, le programme de salle et le site du théâtre ne faisant pas mention, pour le moment, de futurs projets.
Il est tout de même très courageux, de la part de la direction du théâtre, de se pencher d’emblée sur Anna Bolena, l’un des titres les plus redoutables du répertoire, aussi bien pour l’héroïne que pour les autres personnages, et difficile à monter de par sa durée et même sa structure. Une œuvre certes indissolublement liée à Maria Callas, puisque, par son interprétation unique, elle a contribué à sa renaissance, mais aussi une œuvre qu’elle n’a abordée, après tout, qu’à Milan, en 1957 et en 1958.
Les hasards du calendrier ont fait, par ailleurs, qu’une autre célébration a failli venir se greffer dessus, ce mercredi 14 juin étant en Italie une journée de deuil national. Cependant, la timide annonce de l’administration a été accueillie par une déferlante de huées qui ont vite mené les quelques rares tentatives d’applaudissements à se faire très discrètes. Malgré ce que l’on essaie parfois de nous faire croire, cette décision prise quelque peu à la hâte est loin de faire l’unanimité même dans la péninsule.
Coproduction avec le Dutch National Opera et Palau de les Arts Reina Sofia de Valence, la mise en scène de Jetske Mijnssen, à ses débuts au San Carlo, a déjà été donnée dans ces deux autres institutions, respectivement en mai 2022, après une annulation l’année précédente, remplacée par une mise en espace des Donizetti Queens in concert, et en octobre suivant. Il est désormais assez récurrent, lorsque l’on monte Anna Bolena, de faire allusion à sa fille Élisabeth. Dans cette production, la jeune fille est omniprésente, à la fois personnifiée par une adolescente en chair et en os et par un certain nombre de poupées. Dès l’ouverture, apparaît la protagoniste faisant un geste de la main pour éloigner ces deux simulacres qui essaient en vain de l’approcher. Pendant le tableau des retrouvailles entre Percy et Rochefort, la fillette feuillette un ouvrage, toujours en compagnie de son jouet, jusqu’à ce que son père ne lui rende visite pour la serrer dans ses bras, ce qui se renouvelle lors du trio de l’acte II entre les époux et le rival, où se rassemblent déjà les juges, justement au cours du récit de ce dernier (« Fin dall’età più tenera »). Deux poupées meublent aussi la scène devant donner corps à la rencontre entre Anna et Percy, lorsque fait irruption Smeton avec une troisième effigie, auparavant volée, en guise du portrait de la reine, la fameuse image sans doute enchâssée dans un bijou (« Qual monile? ») dont se saisit Enrico VIII afin de dénoncer l’infidélité de sa femme.
Dans des jolis costumes d’époque vaguement Renaissance, les personnages évoluent dans un décor néoclassique où trônent de grandes portes en nombre de deux ou de quatre selon les besoins de l’action. Une élégante chorégraphie est même esquissée pendant l’introduction, sur les notes de Smeton. Un énorme cerf est déposé sur une table juste avant le faux départ du souverain pour la chasse, alors que Giovanna Seymour se voit enfin revêtir du voile nuptial – sorte de filet ? – lorsque le destin de sa rivale est inexorablement scellé. Elle avait été déshabillée par le roi dès leur duo de l’acte I, traversant ainsi tous les événements en chemise de nuit. On comprend bien à quoi la destinent les avances du monarque…
Deux reines de grande classe
Il est donc très méritoire de la part de Maria Agresta de relever le défi de la comparaison avec Maria Callas, dans un titre qu’elle a jusqu’à présent assez peu fréquenté, à l’exception d’un cycle programmé à l’hiver 2019 au Teatro dell’Opera de Rome, avec le même chef et le même ténor. Sa cavatine du souvenir « (Come, innocente giovine », sur la même tonalité que la romanza de Smeton, à l’acte I, est enrichie par des sons filés prodigieux que viennent couronner les vocalises et les variations chromatiques de l’allegro qui suit. Poignante en reine délaissée dans le quintette, elle sait être éblouissante dans la strette du finale I – le fameux « Giudici… ad Anna!!» –, aux teintes bien originales dans la reprise, après avoir campé la consternation engendrée par le soupçon injustifié. Élégiaque dans la prière de l’acte II, elle partage une grande noblesse avec la Giovanna d’Annalisa Stroppa, jusque dans le cri de désespoir de la découverte de ce qui l’oppose maintenant à sa fidèle compagne (« Mia rivale!…»). Si nous sommes loin de l’indignation criée par une Maria Callas à la Scala, voire par une Leyla Gencer à la RAI, face à la Seymour de Giulietta Simionato, toutes les deux, le moderato du pardon laisse pantois. C’est alors sur le souffle qu’elle murmure sa réplique aux aveux de Percy, puis le récitatif de la folie où, seule sur scène avec pour seul appui une chaise, la cantatrice cède la place à la comédienne. Les accents de la cavatine affichent ainsi les couleurs de la démence, avant une cabalette déchirante. Relevons, au moment du ressaisissement passager, le beau tableau du mariage, d’abord dans les coulisses, ensuite plus extériorisé, à l’allure renvoyant au bal de l’acte I de Rigoletto, dont le rapprochement n’est sans doute pas le fruit du hasard.
Après une telle prestation, nous regrettons d’autant plus l’annulation, en juin 2020, des représentations de Roberto Devereux au Théâtre des Champs-Élysées, nous laissant songeurs sur la magnifique Elisabetta qu’aurait été Maria Agresta, un rôle qu’elle a néanmoins abordé à Palerme en mars 2022. Espérons que ce n’est que partie remise…
Si ses premières notes peuvent sonner quelque peu étirées, Annalisa Stroppa préfigure une Giovanna de grande classe, davantage dans la lignée du secondo soprano de l’époque que dans celle des mezzos de tradition. La pureté de la ligne ressort alors encore plus impitoyablement face à la diction peu idiomatique et quelque peu pâteuse de l’Enrico VIII d’Alexander Vinogradov, en prise de rôle. Marquante de contrition, elle se distingue par la tenue du souffle et par un aigu percutant dans le duo des deux reines, et est souveraine dans le cantabile de son aria («Per questa fiamma indomita»), au phrasé superlatif, que vient parachever l’agilité de la cabalette.
Revenant de son exil les yeux bandés, René Barbera incarne la quintessence du Percy belcantiste, notamment dans l’allegro de sa sortita. solaire, puis dans le duo avec Anna, à la ligne grandiose, et dans l’air de l’acte II, dont la cabalette est abordée à la fois sans falsettone et sans éclat excessif. Par ailleurs, dans le tempo di mezzo de ce dernier numéro, la clarté de l’accent crée un contraste saisissant avec le Rochefort expressif de Nicolò Donini, à ses débuts dans le rôle, avec lequel il semble entretenir un rapport d’émulation.
Parfaite dans son personnage de page en travesti, Caterina Piva aborde son premier Smeton de son joli timbre de contralto, après avoir été, dans ces mêmes lieux, Anna Kennedy (Maria Stuarda) et Sara (Roberto Devereux), lors des Tre regine, ce spectacle conçu autour des trois reines donizettiennes pour Sondra Radvanovsky. Tandis que Giorgi Guliashvili, élève de l’Académie du San Carlo, prête son beau timbre chaud à Hervey.
Trilogie en devenir ?
Nous connaissons la précision de la battue de Riccardo Frizza, maître probablement inégalé de nos jours chez Donizetti. Malgré des cuivres sonnant par moments un peu lourds, surtout dans l’ouverture, il dirige les forces de la maison de son professionnalisme habituel.
Personnage à part entière, le chœur du San Carlo sait être à la fois enjoué, lorsqu’il annonce la chasse, affligé, voyant tourner la chance d’Anna, et consterné, face à son malheur.
Enthousiaste, le public semble ne jamais vouloir quitter la salle.
Vraisemblablement, cette coproduction avait été projetée pour avoir une suite, puisque Maria Stuarda a été donnée le mois dernier à Amsterdam sous ce même triple sceau, toujours dans la mise en scène de Jetske Mijnssen. Espérons voir cette réalisation bientôt à Naples aussi, avant peut-être une nouvelle coopération pour Roberto Devereux, titre qui, au San Carlo, retrouverait ses racines.
Anna Bolena : Maria Agresta
Giovanna Seymour : Annalisa Stroppa
Enrico VIII : Alexander Vinogradov
Lord Riccardo Percy : René Barbera
Lord Rochefort : Nicolò Donini
Signor Hervey : Giorgi Guliashvili
Smeton : Caterina Piva
Direction : Riccardo Frizza
Mise en scène : Jetske Mijnssen
Orchestra e Coro del Teatro di San Carlo
Anna Bolena
Tragedia lirica en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani, créée au Teatro Carcano de Milan le 26 décembre 1830.
Teatro di San Carlo, mercredi 14 juin 2023