Le Palais-Royal à l’Archevêché : les Gueux : les gueux sont à la fête !
Soirée de premières, hier, au Théâtre de l’Archevêché : première collaboration de la troupe de la Comédie-Française avec le Festival d’Aix-en-Provence qui offre pour l’occasion sa première mise en scène à Thomas Ostermeier, entrée de l’Opéra de Quat’ Sous de Weill-Brecht au répertoire de l’institution (après Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny voilà quatre éditions), et première de la nouvelle traduction française du livret, signée Alexandre Pateau. Pour fêter les soixante-quinze ans d’existence du très chic Festival, Pierre Audi conviait donc le public à une plongée dans les bas-fonds du quartier londonien de Soho (paraphrasant Polly Peachum découvrant l’écurie où va se dérouler sa cérémonie de mariage, on serait tenté de dire : « Ça n’est pas du tout adapté à la situation ! »). Dans ses ruelles sombres grouille une faune de mendiants professionnels dirigés par les Peachum, un couple d’escrocs aussi odieux qu’hilarants dont la fille Polly s’est entichée du truand Macheath dit «Mac-la-Lame », coureur de jupons au bagout inépuisable. Souvent soupçonné, jamais arrêté, ce dernier doit son impunité à l’amitié qui le lie de longue date à « Tiger » Brown, chef de la police londonienne et ancien frère d’armes. À quelques jours du Couronnement de la Reine, la bande à Macheath et les gueux de Peachum affûtent leurs armes, flairant les bons coups… L’amour et la jalousie vont venir semer la zizanie dans leurs plans.
Œuvre hybride mêlant les genres dramatiques et musicaux, l’Opéra de Quat’ Sous offre au metteur en scène un défi redoutable : unir en un tout homogène – ou d’une hétérogénéité séduisante – théâtre de tréteaux et cabaret, chansons de genre et airs folkloriques, parodie de Grand Opéra et chorégraphies débridées. Après une mise en route assez laborieuse, due notamment à une scène de mariage qui étire en longueur des gags auxquels les spectateurs sont sommés de contribuer, Thomas Ostermeier finit par remporter son pari. Sa lecture, où domine le cabaret (micros sur pied, rampes de spots, cancans et paillettes…), rend pleinement justice à cette grinçante satire où Brecht et Weill fustigent d’un rire rageur une société de classe inégalitaire mais aussi la niaiserie des bons sentiments à l’heure des grandes crises économiques et morales. Car à la question posée par Macheath dans le deuxième finale de l’opéra, « De quoi l’homme vit-il ? », la réponse est sans ambages : « De sans cesse torturer, dépouiller, déchirer, égorger, dévorer l’homme » pour s’efforcer « d’oublier qu’en fin de compte, il est un homme ».
Le décor, minimaliste, épouse la même noirceur, traversée d’éclairs lumineux (les titres des chansons défilant en lettres rouges, les projections vidéos de Sébastien Dupouey tirant un trait d’union entre les folles Années 20, les stimulantes années 80, la crise des années 30 et celle de notre époque contemporaine). Certes, on a maintes fois vu dans d’autres productions ces passerelles, escaliers et coursives en acier dans l’inévitable boîte noire de la scène ; mais ce décor rudimentaire a le mérite de la lisibilité, et offre une totale liberté de mouvement aux comédiens pour leurs numéros dansés ou leurs scènes d’action.
La troupe du Français se meut d’ailleurs avec aisance dans cette ambiance de théâtre chanté, comme elle l’a déjà prouvé lors des différents spectacles de la série « Cabaret ». Si les chansons et les dix multi-instrumentistes de l’ensemble Le Balcon sonnent parfois un peu grêles dans le vaste écrin du Théâtre de l’Archevêché (malgré la sonorisation des chanteurs), le tout produit un effet de bastringue émouvant, sorte d’arte povera lyrique assez proche, en somme, de l’esthétique bancale déployée par Weill. La direction de Maxime Pascal, chaloupée et canaille, fait ici merveille.
Sur le plan vocal, la prestation la plus convaincante de la distribution est celle de Marie Oppert, toute récente pensionnaire passée dès ses débuts par la case « comédie musicale » (West Side Story, Parapluies de Cherbourg, My Fair Lady, Sweeney Todd…). Elle incarne une Polly au profil nuancé, glissant peu à peu de la candeur amoureuse à la dureté de l’épouse trahie. Son duo de la jalousie avec Claïna Clavaron (dans le rôle de Lucy) est un beau moment de drame musical, mais notre préférence ira à sa chanson de Jenny-la-Flibuste, où elle fait preuve d’un abattage digne de Lotte Lenya. Benjamin Lavernhe prête sa silhouette dégingandée et son sens de la dérision au personnage de Tiger Brown, flic déchiré entre son amitié pour Macheath et son sens du devoir à géométrie variable. On retient plus volontiers ses pas de danse que les refrains dévolus à son personnage, mais chacune de ses apparitions produit un effet de farce assez réjouissant. Il a pourtant affaire à forte concurrence, en la personne de Christian Hecq. Entre le Bouzin du Fil à la patte et le Kleinzach des Contes d’Hoffman, ce dernier campe un Jeremiah Peachum irrésistible de drôlerie (les costumes de Florence von Gerkan n’y sont pas pour rien), tour à tour sautillant, menaçant, cajoleur, virulent, obséquieux… Le couple qu’il forme avec Véronique Vella (qui confirme ses talents de chanteuse à gouaille) constitue le joyau de cette production. La sensualité lasse d’Elsa Lepoivre (la prostituée Jenny) offre de beaux moments de gravité au sein de cette cour des miracles haute en couleur. Enfin, le Macheath de Birane Ba illustre à merveille l’imparfaite réussite de ce Weil-Brecht aixois : présence scénique impressionnante, toute de séduction et de danger, énergie contagieuse, mais capacités vocales souvent mises à mal par des aigus difficiles à tenir. Un Opéra de Quat’ Sous tissé de contradictions, à la fois rêche et soyeux, dans un écrin un peu trop luxueux sans doute.
Celia Peachum : Véronique Vella
Jeremiah Peachum : Christian Hecq
Polly Peachum : Marie Oppert
Macheath, alias Mac-la-Lame : Birane Ba
Robert, homme de Macheath et Smith : Nicolas Lormeau
Filch et Saul, homme de Macheath : Sefa Yeboah
Matthias, homme de Macheath : Jordan Rezgui
Jacob, homme de Macheath : Cédric Eeckhout
Tiger Brown : Benjamin Lavernhe
Jenny : Elsa Lepoivre
Lucy : Claïna Clavaron
Orchestre Le Balcon, dir. Maxime Pascal
Assistant à la direction musicale : Alphonse Cemin
Chœur amateur Passerelles, direction Philippe Franceschi
Chef de chant : Vincent Leterme
Adaptation et mise en scène : Thomas Ostermeier
Assistante à la mise en scène : Dagmar Pischel
Assistante aux décors : Ulla Willis
Scénographie : Magda Willi
Costumes : Florence von Gerkan
Assistante aux costumes : Mina Purešić
Lumière : Urs Schönebaum
Dramaturgie et collaboration artistique : Elisa Leroy
Chorégraphie : Johanna Lemke
Vidéo : Sébastien Dupouey
Assistant à la vidéo : Romain Tanguy
Son : Florent Derex
Assistante au son : Koré Préaud
Consultante dramaturgique diversité : Noémi Michel
L’OPÉRA DE QUAT’ SOUS (Die Dreigroschenoper)
Comédie musicale en un prologue et huit tableaux de Kurt Weil (1900-1950), livret de Bertolt Brecht, adapté de L’Opéra des Gueux (The Beggar’s Opera, 1728) de Christopher Pepush et John Gay, d’après la traduction allemande d’Elisabeth Hauptmann, créé au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin le 21 août 1928.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du mercredi 5 juillet 2023.