Malgré sa louable détermination à vouloir rendre crédible à un public actuel – et pas seulement composé de connaisseurs passionnés – la – fausse – comédie de l’abbé Da Ponte, la nouvelle production de Così fan tutte par Dmitri Tcherniakov ne convainc pas, ne pouvant en outre s’appuyer que sur un orchestre pauvre en couleurs et un quatuor d’amants bien terne.
De l’Amour… vu par Tcherniakov
Si, dans sa note d’intention, la proposition du metteur en scène russe de vouloir à tout prix extraire de Così sa dimension de travestissements et de quiproquos, aujourd’hui hors de propos, se défend parfaitement – et ce d’autant plus que l’analyse au scalpel de la complexité des rapports amoureux n’est pas totalement nouvelle parmi les productions récentes de l’ouvrage[1] -, le résultat que l’on peut en voir sur la scène du théâtre de l’Archevêché déçoit voire attriste, comme si le propos de la mise en scène et de la scénographie- également signée par Tcherniakov – n’avait rencontré, ni à l’orchestre ni parmi le plateau vocal réuni, le répondant nécessaire.
Comme souvent dans les mises en scène de celui qui est fréquemment qualifié de génial par la presse internationale – et dont certaines productions telles que Don Giovanni, Macbeth, Lady Macbeth de Mtsensk ou le superbe dyptique Iolanta/Casse-noisette restent gravées dans notre mémoire – l’action théâtrale commence avant même que le premier accord ne s’élève à l’orchestre. Ici, les choses sont rapidement entendues : Alfonso et Despina forment a priori un couple aux pratiques sexuelles libres, non dénuées à l’occasion d’une certaine violence et où le baiser langoureux succède à une simulation d’étranglement. Dans leur loft aseptisé, que la présence d’un poêle semble situer dans une forêt ou dans un lieu en altitude, ce couple, qui pourrait un moment nous faire penser à une déclinaison moderne de celui formé par Valmont et Merteuil dans Les Liaisons dangereuses – Despina portant d’ailleurs perruque frisée et finissant par la céder à Alfonso – raffole a priori de certains jeux pervers destinés à éprouver la fidélité de couples consentants – du moins dans un premier temps – mais vite dépassés par l’art de la manipulation effrénée des deux compères. En outre, il n’est pas certain que Despina ne subisse pas, à son tour, un drame intérieur faisant d’elle, peut-être depuis longtemps, l’esclave amoureuse d’Alfonso, dont le côté pervers est marqué par un rire particulièrement inquiétant dans cette scène d’introduction.
S’il y a unité de lieu, l’affichage digital d’indications temporelles permet d’emblée au spectateur de comprendre que l’action scénique à laquelle il va assister se déroule le temps d’un week-end pendant lequel le loft d’Alfonso va servir de laboratoire aux observations d’entomologistes de ce couple quelque peu psychopathe. C’est ainsi que dans la scène finale – le dimanche après-midi donc – où Despina, dans le livret original, apparaît déguisée en notaire, on assiste à une sorte de cérémonie menée par le couple où Fiordiligi et Dorabella sont maquillées de barbes mais où, surtout, elles et leurs conjoints se voient attribuer un numéro inscrit sur le visage : on pense ici à un processus de déshumanisation qui semble être arrivé à son terme, idée intéressante mais qui, comme beaucoup d’autres dans cette mise en scène, n’est pas suffisamment abouti pour emporter l’adhésion. On aura compris que l’importance particulière donnée aux personnages d’Alfonso et Despina – et qui se terminera par l’exécution du premier par la seconde – souhaite entraîner le spectateur aux extrêmes limites du dramma giocoso de l’abbé Da Ponte – comédie dramatique justement ! – sans pour autant cependant dénaturer un livret et une musique jouant continuellement sur un climat pesant de complexités et d’ambiguïtés.
En outre, le projet de Dmitri Tcherniakov s’appuie également sur une idée, à notre connaissance jamais proposée dans les productions récentes de Così : confier les deux couples, désireux de ré-enchanter leur réel, à des interprètes d’âge mûr qui, malgré leur assurance de « connaître la vie », vont, le temps d’un week-end, être confrontés au côté obscur de leur personnalité et faire les frais psychologiques de leur envie de divertissement vaguement échangiste… Si l’idée est là encore stimulante sur le papier, elle aurait sans doute nécessité des chanteurs-acteurs au répondant plus éclatant d’un strict point de vue vocal. A leur décharge, il convient d’écrire qu’ils ne sont guère aidés par la direction d’orchestre et la formation orchestrale invitée.
Un orchestre et un chef qui ne parviennent à magnifier ni le côté tourbillonnant ni le côté mélancolique de l’ouvrage
Si l’on ne peut que partager les idées développées, dans l’entretien figurant dans le programme de salle, par Thomas Hengelbrock autour de la complexité de l’opéra, probablement le plus protéiforme de Mozart, force est malheureusement de constater que le compte n’y est pas au niveau de l’orchestre Balthasar Neumann, crée par le chef allemand. Dès une ouverture ne mettant que timidement en relief le tournoiement des motifs chez les vents, l’inquiétant sentiment que l’art des contrastes et des clairs-obscurs ne sera pas le dénominateur commun de cette soirée se met à poindre et ne nous quittera plus. Surprenants et parfois brouillons, les tempi choisis par le chef veulent a priori nous éloigner de toute langueur mélancolique, en particulier lors du sublime trio « Soave sia il vento », ici d’une incompréhensible rapidité qui ne nous a pas permis de distinguer l’accompagnement des violons en sourdine. Rarement les grands airs attendus de l’ouvrage – « Ah, scostati !…Smanie implacabili », « Come scoglio » ou encore « Un’aura amorosa » – nous auront paru inscrire dans deux logiques aussi différentes le ou la soliste et l’orchestre, les deux se retrouvant rarement dans une réelle complicité musicale.
Des chanteurs parfois émouvants, pas toujours bien chantants
A l’exception d’une Despina incarnée par Nicole Chevalier qui entre totalement dans le projet scénique proposé ici et offre par une voix solide – presque surdimensionnée pour le rôle ! – une interprétation désopilante d’« Una donna a quindici anni », les autres protagonistes peinent à convaincre sur le strict plan vocal.
Scéniquement irréprochable, dans cette interprétation particulièrement exigeante avec le personnage, le Don Alfonso du baryton autrichien Georg Nigl déçoit vocalement… sans doute parce qu’il lui est demandé ici de penser davantage
– littéralement « parler-chanter » – que bel canto. Dommage. Si le couple Guglielmo-Dorabella se sort plutôt bien de l’expérience, c’est bien évidemment parce que le baryton canadien Russell Braun dispose lui aussi de moyens vocaux considérables et que la mezzo allemande Claudia Mahnke, familière du répertoire wagnérien et straussien, peut délivrer une interprétation solide, quoique dépourvue de toute passion, de son grand air « Smanie implacabili ». Cela n’en fait pas pour autant une Dorabella adaptée. Mais c’est probablement le couple Fiordiligi-Ferrando qui a le plus de mal avec ce retour aux sources mozartiennes de son répertoire. Non seulement ici le contraste avec les voix de Guglielmo-Dorabella se fait parfois à ses dépens mais, en outre, les deux interprètes, pourtant scéniquement touchants, connaissent de fréquentes difficultés dans leurs airs respectifs : ainsi, si Rainer Trost, magnifique interprète de Ferrando il y a près de trente ans[2], bénéficie encore d’une voix solide et d’une élégance dans le phrasé, on reste loin désormais des attendus du rôle en matière de diminuendo et d’art, ici encore, des clairs-obscurs. Ce manque de nuances et de couleurs dans la voix est encore plus marqué chez Agneta Eichenholz, Fiordiligi qui tente de faire oublier par un indéniable charisme scénique, une voix assez éloignée de l’ampleur dramatique indispensable à « Come scoglio », au bas-médium et au grave systématiquement détimbré – « Per pietà » -, pauvre de nuances et ne trouvant, il est vrai, dans la direction d’orchestre – et dans le jeu des cors peu exacts dans ce deuxième air – que bien peu de soutien.
Au final, à près d’une heure du matin, une nouvelle production de Così fan tutte qui, en dépit d’une proposition scénique stimulante, ne parvient pas à emporter l’adhésion ni surtout… à séduire !
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[1] On pense irrésistiblement ici à la production signée par Michael Haneke à Madrid en 2013 qui explorait déjà cette thématique.
Fiordiligi : Agneta Eichenholz
Dorabella : Claudia Mahnke
Despina : Nicole Chevalier
Ferrando : Rainer Trost
Guglielmo : Russell Braun
Don Alfonso : Georg Nigl
Chœur, Académie Balthasar Neumann , direction : Detlef Bratschke
Orchestre Balthasar Neumann, direction : Thomas Hengelbrock
Mise en scène, scénographie Dmitri Tcherniakov
Costumes Elena Zaytseva
Lumière Gleb Filshtinsky
Così fan tutte
Dramma giocoso en deux actes crée au Burgtheater de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), livret de Lorenzo Da Ponte (1749-1838), créé à Vienne le 26 janvier 1790.
Représentation du 08 juillet 2023, Festival d’Aix-en-Provence