Picture a day like this : un conte oppressant, envoûtant et optimiste.
À l’instar de l’Enfant et les sortilèges… cette pièce musicale ne dure guère qu’une heure. A peine entrés, nous voici déjà revenus (aux alentours de 21h) à la lumière des ruelles du vieil Aix où se trouve le Théâtre du Jeu de Paume ! Nous sortons un peu hagards, car il faut le reconnaître, nous perdons la notion du temps avec l’œuvre de George Benjamin si riche et cohérente, hors du temps comme le sont souvent les contes. Si Picture a Day Like This est fermement rythmée par une série de sept tableaux très différenciés et hauts en couleur, la Femme, qui est le personnage central – au nom impersonnel – est perdue dans la douleur intemporelle de la mort de son fils. Ce qui transforme cette tragédie en un conte quasi-fantastique est une injonction assez loufoque. Pour le ramener à la vie, une femme mystérieuse invite la Femme à rapporter, avant la nuit, le bouton de manche d’une personne heureuse… L’opéra est une succession d’« épreuves » : la Femme rencontre un couple d’Amants, un Artisan, une Compositrice et son Assistant, un Collectionneur – mais ils ne sont jamais vraiment heureux. Avant de croiser in extremis le chemin de Zabelle et de son jardin bizarrement « paradisiaque ».
La douleur d’une femme perdant son enfant constitue certainement le plus grand malheur qui puisse exister : le sujet de cet opéra touche immédiatement le grand public. Ce conte est traité avec un mélange de réalisme, puisqu’il s’agit d’une femme d’aujourd’hui, comme les autres, et de fabuleux, ce qui transparaît dans les tableaux des deux Amants ou de l’Artisan dans sa cage de verre. Nous pourrions même dire le cauchemar de la vraie vie mêlée aux monstruosités de l’inconscient – au rang desquels nous placerions volontiers la mise en scène façon aquarium du paradis final. Le livret, qui s’inspire d’un conte populaire, est le fruit d’une collaboration étroite entre l’écrivain Martin Crimp et le compositeur George Benjamin, comme ce fut le cas pour les opéras précédents.
La mezzo-soprano française Marianne Crebassa, originaire de Montpellier (où elle étudie d’abord la musicologie) joue avec intelligence et naturel le rôle de la Femme. Sa voix, travaillant aussi bien le style quasi déclamatoire que les vastes intervalles, est d’une couleur assez sombre, dramatique, extrêmement bien placée, notamment dans les aigus, avec une réelle puissance lorsqu’il le faut. Élue Artiste lyrique des Victoires de la musique 2017, elle connaît par ailleurs le répertoire contemporain, s’étant produite dans un opéra de Marc-André Dalbavie. Au même niveau de qualité, le baryton John Brancy – assez « classique » mais ayant lui aussi participé à des créations très « modernes » d’Olga Neuwirths et de Meredith Monk – endosse les deux rôles totalement différents de l’Artisan et du Collectionneur. L’une des caractéristiques de l’œuvre est l’écriture virtuose et surprenante dans le registre de la voix de fausset des personnages masculins (donnant par exemple un aspect d’artificialité à l’Artisan) ; c’est à se demander si le compositeur n’a pas écrit en ayant en tête la voix de John Brancy tellement ce dernier s’exécute avec facilité. Sur le plan des belles rencontres, signalons le contre-ténor canadien Cameron Shahbazi (Amant 2 et Assistant de la compositrice), que son rayonnement vocal, ses beaux aigus (par exemple lorsqu’il se déclare « si pur et polyamoureux et libre », sc. II) et sa présence sur scène, physique et dramatique, mettent en avant. En revanche, la soprano danoise Beate Mordal, qui certes éblouit dans la scène érotiquement lumineuse et chaudement lascive, nous livre une jolie voix dépourvue d’une puissance suffisante. Et la soprano Anna Prohaska, incarnant une Zabelle aux aigus de faible qualité timbrique (par ex. sur « roseraie », sc. 7), n’a rien d’envoûtant vocalement, mais ce n’est pas très important, car elle apparaît en duo avec la Femme, qui Elle resplendit sous le poids de son intensité noire, et c’est bien ce qui compte en cette fin étrange et imprévisible.
La mise en scène de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma sert convenablement le conte musico-littéraire. La première scène présente un arrière-plan constitué de miroirs. Ainsi, les premiers mouvements un peu lunaires sont plein d’ambiguïtés, faits de duplications, mais il est plus difficile à comprendre l’utilité et la signification de ces miroirs ensuite, d’autant que pour tout le parterre (mais pas pour le reste de la salle), une lumière blanche intense vient par reflet fatiguer les yeux du public. Nous nous interrogeons sur les longs effets vidéos projetant des figures ocres comme des algues montantes sur le grand tulle d’avant-scène. Alors que les deux femmes se rapprochent en évoquant le « bouton » aux connotations ambiguës, Zabelle s’éloigne car son « jardin s’obscurcit ». Si le duo final est assez statique, la mise en scène des Amants, la boîte et le costume de l’Artisan – avec fleurs –, sont très flashy et efficaces.
Quant à la musique de George Benjamin, elle témoigne d’une maîtrise du travail motivique, à la fois perceptible et subtil, somme toute classique. La phalange orchestrale est serrée et les couleurs aux bois (au cor de basset notamment) en deviennent piquantes, parfois veloutées, parfois acides ; à la sc. 2, une polyphonie renaissante s’esquisse très subtilement lorsque les amants s’enlacent quasi nus dans un cocon rose et qu’est glorifié le polyamour, avec également de vives oppositions entre femme blonde nordique vs homme brun oriental, voix plates vs voix vibrantes. Benjamin utilise une riche palette de matériaux, et sa technique est impressionnante, mais il ne faut pas chercher d’audaces avant-gardistes, de surprises esthétiques. Quoi qu’il en soit, l’écriture musicale est en phase avec l’écriture du livret, sobre, énigmatique. La musique souligne les respirations formelles et les plans micro et macro.
Au sortir de ce conte, le spectateur souhaite revenir pour se laisser pénétrer des infinies subtilités qu’il n’a pas pu goûter pleinement en l’espace d’une heure trop vite passée. La salle a chaudement applaudi tous les protagonistes, à commencer par le compositeur et chef d’orchestre George Benjamin.
La Femme : Marianne Crebassa
Amant 1, compositrice : Beate Mordal
Amant 2, Assistant de la compositrice : Cameron Shahbazi
Artisan, Collectionneur : John Brancy
Zabelle : Anna Prohaska
Acteurs : Lisa Grandmottet, Eulalie Rambaud, Matthieu Baquey
Mahler Chamber Orchestra, dir. George Benjamin
Assistante à la direction musicale : Corinna Niemeyer
Chefs de chant : Bretton Brown, Yohan Héreau
Mise en scène, scénographie, dramaturgie, lumières : Daniel Jeanneteau, Marie-Christine Soma
Assistante à la mise en scène : Sérine Mahfoud
Assistant à la scénographie : Théo Jouffroy
Costumes : Marie La Rocca
Assistante aux costumes : Peggy Sturm
Vidéo : Hicham Berra
Picture a day like this
Opéra de George Benjamin, livret de Martin Crimp, créé au Festival d’Aix le 5 juillet 2023.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du mercredi 12 juillet 2023.
1 commentaire
Merci pour ce compte-rendu détaillé de la création du millésime 2023 du festival d’Aix.
Je souhaite simplement témoigner que la retransmission sur France Musique (https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/picture-a-day-like-this-de-george-benjamin-creation-au-festival-d-aix-7447677) restitue toutes les couleurs orchestrales décrites par Nicolas Darbon, ainsi que le timbre moiré de l’expressive mezzo Marianne Crebassa