L’opéra monté au Nouveau Festival Radio-France Occitanie Montpellier est Médée et Jason, reconstitution de musiques du XVIIIe siècle français, dans la veine des parodies. Sur la scène de l’Opéra-Comédie de Montpellier, la complicité des chanteurs et des musiciens de l’ensemble Les Surprises a réjoui le public par un humour décomplexé.
« Faire Théâtre » par un collage de savoureuses parodies
Jusqu’alors, l’engouement pour l’opéra baroque français a privilégié la tragédie lyrique, de Lully à Rameau, sans oublier la Médée de Charpentier (au TCE la saison dernière – voir ici le compte rendu qu’en avait fait notre collègue Pascal Lelièvre). Si Platée demeure une exception tragi-comique, le riche répertoire comique des foires Saint-Germain et Saint-Laurent est en revanche plutôt ostracisé, hormis au Théâtre de l’Opéra-Comique qui en est l’héritier : voir la parodie Pierrot et Cadmus, recréé en 2008.
Dans le spectacle Médée et Jason, parodie de Romagnesi (1717, 1736), le drame mythologique est au cœur de l’action. Le héros de la Toison d’or (Jason) abandonne sa compagne Médée, mère de leurs enfants, afin d’épouser la fille du roi Créon. Pour se venger, la magicienne Médée incendie le palais et commet l’irréparable : le double infanticide. Ici, le tragicomique s’accommode de la caricature de la noblesse mythologique, sans esquiver des scènes de trivialité. Cette humour non consensuel est celui que pratiquaient les parodistes désinhibés avec la contribution de musiciens qui taillaient leurs airs ou les vaudevilles (airs sur des paroles nouvelles adaptant des chansons connues).
En 2023, comment « faire Théâtre » (A. Vitez) avec ces matériaux disparates ? Grâce à la collaboration du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV) et de l’ensemble Les Surprises, la parodie est construite autour de l’opéra-cible, Médée (1693) de M-A Charpentier sur un livret de Thomas Corneille. Leur collage hétérogène de pièces, de Campra jusqu’à Rameau (voir la rubrique « Programme »), est cousu à un scenario parlé qui conte les péripéties (textes de Corneille, Carolet et Romagnesi, 1736). Place à « l’enfer qui braille » dixit la magicienne Médée, au dark maquillage grunge, vêtue en torero avec bas et muleta rose, maîtresse de l’arène.
La réalisation scénique est simple et plutôt économe. Devant un théâtre des tréteaux, posé en fond de scène à la manière « foires parisiennes 1720 », les acteurs chanteurs et deux danseurs donnent vie à la pantomime, introduite par un bateleur à la tête carnavalesque « Grand Siècle ». L’interprète en est l’astucieux metteur en scène et scénographe Pierre Lebon, qui métamorphose la scène en une dystopie antique à la Monty Python. Jason est un dandy bouffon, dragueur irrépressible ; le roi Créon, un vieillard cacochyme sur brancard, et sa fille (Créuse), une bécasse en jupon vert, tandis que la confidente Cléone, balai en main, semble autant servante que sorcière baroque. Bonne idée qui relie la dystopie au lieu d’Argos : tous les musiciens, vêtus en marins rouges (costumes : Floriane Breau), sont soit regroupés à Cour autour du chef et claveciniste Louis-Noël Bestion de Camboulas, soit itinérants pour se mêler aux pantomimes et danses. Le tout s’anime avec une spontanéité, un sens du collectif (scène de l’incendie déclenché par Médée) probablement rodé depuis la création du spectacle au Festival d’Hardelot (30 juin 2023). On peut cependant regretter l’importance accordée au parler (surtout pour le rôle-titre) en rapport du chanté-joué.
Des interprètes qui réinventent
Réinventer les codes de la parodie : le chef Louis-Noël Bestion de Camboulas s’y emploie en concertation du directeur musical du CMBV, Benoît Dratwicki. Leurs trouvailles des airs, des timbres (retrouver les mentions « sur l’air de ») et de rares chœurs baroques rencontrent les collages humoristiques de la mémoire collective : un tango, les effluves du Bal de Berlioz ou les scansions du Sacre du Printemps traversent le spectacle, en toute hétérogénéité. Les Surprises s’adaptent avec sûreté rythmique à ce manteau bigarré d’Arlequin, en dépit d’une formation modeste – 2 dessus de violon, deux vents et le continuo à trois instrumentistes – néanmoins proche des formations historiques de la Foire. On souhaiterait toutefois plus de nervosité chez les basses et davantage de volume pour tous les mélodrames (parlé sur soutien instrumental) couverts par les trépignements sur le plateau.
Comme dans les tragédies-cibles, la Médée de cette parodie est libre et rebelle, toujours dotée de pouvoirs surnaturels. Lucile Richardot lui confère cette personnalité émancipée lors de ses apparitions surnaturelles : son aura, son timbre si singulier font feu de tout bois dans le style baroque qu’elle a intensément fréquenté. Le public la découvre en comédienne investie durant ses deux longs face-à face avec Jason : son naturel, ses mimiques et sa joie de participer sont communicatives. En Jason, Flannan Obé est un fieffé bateleur, dont la déclamation d’emphase exagérée fait mouche : le public se plie de rire lors de son numéro sur les pleurs. Ses rares contributions vocales sont un peu justes. La Créuse d’Ingrid Perruche est également très à l’aise dans l’imitation déformante du jeu tragique, et convaincante dans ses airs, notamment face à la rivale Médée. Le baryton Matthieu Lécroart (Créon) séduit par l’aisance vocale d’un roi mégalo, prêt à « vendre » sa fille au héros guerrier. L’Arcas de Pierre Lebon assume clairement l’introduction parlée du spectacle, celle qui instruit le public sur les codes de la parodie, tandis que les danseurs sont de souples démons (Xavier-Gabriel Gocel et Gabriel-Ange Brus) et des choristes tout à fait polyvalents. Bizarrement, le moment de grâce surgit vers la fin du spectacle, lors de l’air la soprano Eugénie Lefebvre (Nérine). Elle en détaille le beau phrasé, avant que le sublime chœur de déploration (de Dauvergne) ne replace l’humain au cœur du spectacle
En conclusion, cette fabrique du spectacle parodique est rafraichissante, même si le public, aux réactions mitigées, n’en maîtrise pas tous les codes. En effet, la question de l’autonomie de la parodie est posée : faut-il renouer avec la proximité de l’opéra-cible et de sa parodie ? Quoiqu’il en soit, ce spectacle humoristique démontre que la désacralisation lyrique de l’Olympe n’a pas débuté avec Offenbach et ses acolytes !
Pour aller plus loin
Médée : Lucile Richardot
Jason : Flannan Obé
Créuse : Ingrid Perruche
Créon : Matthieu Lécroart
Cléone, Nérine : Eugénie Lefebvre
Arcas : Pierre Lebon
Danseurs – chanteurs : Xavier-Gabriel Gocel et Gabriel-Ange Brus
Ensemble Les Surprises, dir. Louis-Noël Bestion de Camboulas
Mise en scène, scénographie et costumes : Pierre Lebon
Lumières : Bertrand Killy
Costumes : Floriane Breau
Conseiller musical : Benoit Dratwicki
Médée et Jason
Reconstitution sur le texte de la parodie de Médée ; extraits d’opéras de J.-B. Lully, J. B. de Boismortier, A. Dauvergne, M.-A. Charpentier, J.-B. Rameau, A. C. Destouches, J.-J. C. de Mondonville, A. Campra, M. Marais, J.-F. Salomon ; textes de Corneille, Carolet et Romagnesi
Opéra Comédie Montpellier, Représentation du mercredi 19 juillet 2023