Torre del Lago : Il tabarro / Le Château de Barbe-Bleue
Le diptyque Puccini / Bartók rencontre un beau succès à Torre del Lago, grâce notamment à une direction musicale et une distribution de grande qualité.
Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi forment une seule et même œuvre pourvue d’un titre (Il trittico). Pourtant, chacun de ces opéras est parfois donné indépendamment des autres volets de ce triptyque, associé à un autre ouvrage en raison de possibles affinités esthétiques ou thématiques : Mese mariano (Giordano, à Liège en 2022, voyez ici notre compte rendu) ou Sancta Susanna (Hindemith, à Lyon en 2016) pour Suor Angelica, L’Heure espagnole (Ravel, à Paris en 2018) pour Gianni Schicchi. Cette fois-ci, le Festival de Torre del Lago (en partenariat avec l’Opéra de Rome où le spectacle a été créé en avril dernier) met en perspective Il tabarro avec Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, deux ouvrages qui n’ont a priori pas grand-chose en commun, si ce n’est l’année de leur création (1918) : si le livret de Béla Balázs (Le Château de Barbe-Bleue) participe d’un symbolisme plus ou moins abscons (il n’est pas toujours possible de mettre clairement du sens derrière les propos ou les actions des personnages), celui de Giuseppe Adami (d’après la pièce La Houppelande de Didier Gold) est un mélodrame dont les ressorts sont, de façon assez traditionnelle, ceux de la passion amoureuse, de la frustration, de l’infidélité et de la jalousie. Pourtant, la noirceur des livrets et des partitions permet de donner une certaine cohérence au spectacle, et la juxtaposition des deux ouvrages permet en outre de donner deux facettes de la modernité musicale en ce début de XXe siècle.
Johannes Erath, afin de donner une unité esthétique et dramatique à ce diptyque, a choisi de privilégier l’abstraction et le symbole à l’illustration littérale, une conception qui déroute moins dans l’œuvre de Bartók que dans celle de Puccini, dont le réalisme et la transparence du propos s’accommodent a priori moins bien d’une relecture intellectualisante. De fait, pour apprécier pleinement le spectacle, il faut renoncer à vouloir mettre du sens derrière toutes les images qui nous sont proposées (qui est cette petite ballerine qui meurt subitement en dansant dans Il tabarro ? S’agit-il de l’enfant que Michele et Giorgetta ont perdu ? Ou est-ce une image du bonheur et de l’innocence perdus de Giorgetta ? Pourquoi réapparaît-elle subitement dans Le Château de Barbe-Bleue ? Pourquoi les suppôts de Barbe-Bleue, au nombre de sept, comme les portes à ouvrir, se battent-ils soudainement entre eux ? Pourquoi passent-ils leur maître à tabac ?…). Une fois notre deuil fait d’un sens explicite et transparent pour chacune des tableaux visuels qui nous est proposé, on se laisse porter par le rythme d’un spectacle toujours en phase avec celui de la musique, et par plusieurs images fortes : le visage de Luigi, noyé par Michele ; l’apparition d’un double de Giorgetta, incarnant la vie idéale dont la jeune femme rêve ; l’ouverture de la septième porte, symbolisée par la chute brutale d’un pan entier du décor, laissant apparaître une éblouissante clarté,… De fait, on ne reprochera guère à Johannes Erath que l’utilisation beaucoup trop systématique d’un procédé un peu lassant (la traversée du plateau, le déplacement des personnages ou leur entrée en scène « à reculons »), de même que la présence d’un élément de scénographie beaucoup trop vu, revu et re-revu ces derniers temps sur les scènes lyriques : une grande cage d’escalier métallique verticale (au hasard : cet élément de décor a été vu ces derniers mois dans des spectacles aussi différents que La Vie parisienne de Christian Lacroix, La Bohème d’Éric Ruf, ou… la Turandot de Daniele Abbado).
Musicalement, la soirée est une très belle réussite. Sous la baguette fine, attentive et nuancée de l’excellent Michele Gamba, l’orchestre du Festival nous a semblé en excellente forme, plus précis, plus homogène que la veille dans Turandot. Les distributions des deux ouvrages sont de grande qualité. Lucio Gallo incarne au mieux un Michele tout à la fois brutal, détestable et pitoyable. Son « Nulla ! Silenzio ! », noir et dramatique à souhait, déclenchera les applaudissements d’un public impressionné. C’est la première fois que nous entendions le jeune ténor Azer Zada et c’est une bonne surprise : le timbre est très beau, la ligne de chant soignée, l’émotion constante. Il lui manque malheureusement un surcroît de puissance vocale pour dominer les tutti de l’orchestre, notamment à la fin de « Hai ben ragione » ou dans le difficile « E con gocce di sangue / fabbricarti un gioiello! ». La prestation de Loriana Castellano en Frugola (voix stable, bien conduite, bien projetée) est très supérieure à ce qu’on entend habituellement dans ce rôle ; enfin, Monica Zanettin est une Giorgetta très crédible : si la voix maque un peu de rondeur, l’ensemble de la tessiture est maîtrisé (à un aigu près ; celui de « questa strana nostalgia »…) et la chanteuse s’investit pleinement dans son personnage, tant scéniquement que vocalement.
Le Château de Barbe-Bleue aura permis d’entendre dans le rôle-titre, en remplacement de Mikhail Petrenko initialement prévu, un Johannes Martin Kränzle fort convaincant : non seulement les exigences vocales du rôle sont respectées, mais l’acteur se révèle on ne peut plus crédible en aristocrate esseulé, glaçant et inquiétant… Quant à Szilvia Vörös, qui chantait déjà Judit à Rome, elle se révèle absolument excellente dans ce rôle. La voix est chaude, souple, longue, richement colorée, mais surtout nous avons là un mezzo au timbre particulièrement clair, qui confère au rôle, au-delà de la force inhérente au personnage, une brillance particulièrement bienvenue : Judit n’est-elle pas, à l’instar d’Électre, « porteuse de lumière » ?
Le choix de ce spectacle pour un festival grand public était assez courageux : ni Il tabarro, ni Le Château de Barbe-Bleue ne comptent parmi les ouvrages les plus populaires du répertoire… Il s’est in fine révélé payant : le public a répondu présent et a chaleureusement applaudi les artistes à l’issue du spectacle !
Il tabarro
Michele : Lucio Gallo
Luigi : Azer Zada
Il Tinca : Enrico Casari
Il Talpa : Francesco Auriemma
Girgetta : Monica Zanettin
La Frugola : Loriana Castellano
Un Venditore di canzonette : Gianmarco Latini Mastini
Due Amanti : Francesca Mannino, Marco Montagna
Le Midinette : Monica Arcangeli, Nicoletta Celati, Francesca Scarfi,
Taisiia Gureva, Sara Guidi, Federica Nardi
Voce di sopranino : Masami Tsukamoto
Le Château de Barbe-Bleue
Judit : Szilvia Vörös
Barbe bleue : Johannes Martin Kränzle
Orchestre et chœur du Festival Puccini chef de chœur : Roberto Ardigò), dir. Michele Gamba
Mise en scène : Johannes Erath
Décors : Katrin Connan
Costumes : Noelle Blancpain
Lumières : Alessandro Carletti
Video : Bibi Abel
Il tabarro
Opéra en un acte de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami d’après La Houppelande de Didier Gold, créé au Metropolitan Opera de New York le 14 décembre 1918.
Le Château de Barbe-bleue
Opéra en un acte de Béla Bartók, livret de Béla Balàzs, créé à Budapest le 24 mai 1918.
Festival Puccini de Torre del Lago, représentation du samedi 12 août 2023