SUOR ANGELICA / RIGOR MORTIS
Du Ciel à l’Enfer : soirée sulpicienne et gothique à Lisbonne

Du Ciel à l’Enfer : soirée sulpicienne et gothique à Lisbonne –

Deux contes macabres pour une double affiche inattendue

En complément des grandes œuvres du répertoire lyrique, il est de coutume à l’OperaFest Lisboa de proposer des opéras plus rares de compositeurs célèbres et des créations de compositeurs portugais contemporains. Cette année, ces deux aspects complémentaires de la programmation étaient illustrés au cours d’une même soirée, où Suor Angelica de Puccini partageait l’affiche avec Rigor Mortis, première incursion du jeune Francisco Lima da Silva dans le domaine lyrique. Deux opéras en un acte que plus d’un siècle sépare mais que relie une même thématique macabre, doloriste chez Puccini et farcesque chez Lima da Silva.

L’ange du péché

Avec les contraintes d’espace propres au lieu où sont montées les productions du festival – le jardin du Musée d’Art antique -, David Pereira Bastos propose une mise en scène épurée qui convient parfaitement au dépouillement de Suor Angelica. Quelques volumes rectangulaires rythment l’espace dans lequel s’inscrivent les silhouettes tout de blanc vêtues des sœurs, novices et abbesse. Malgré cette uniformité visuelle, les caractères particuliers de chaque nonne se distinguent sans peine : la sévérité bienveillante de la maîtresse des novices et de la sœur zélatrice (Leila Moreso et Rita Coelho), la candeur juvénile de sœur Genoveva (Celia Teixeira), l’esprit rieur des novices et le tempérament singulier de sœur Angelica, dont la congrégation loue les pouvoirs de guérisseuse tout en s’interrogeant sur les raisons mystérieuses de sa venue au couvent, voilà sept ans. La visite d’une princesse, tante d’Angelica, va les révéler : mère d’un enfant né hors-mariage, Angelica s’est recluse dans le couvent pour expier ce péché mais l’annonce de la mort du fils qu’elle n’a jamais revu la précipitera vers un autre péché, puisqu’elle finit par se donner la mort. Catarina Molder interprète ce rôle avec la gravité désespérée qui lui sied, comme si la prescience du drame pesait sur elle dès son entrée en scène. Sa voix maîtrisée mais vibrante agit ici comme un sismographe, au plus près des émotions intenses du personnage. Son duo avec la Princesse – impressionnante Ana Ferro, partageant avec l’Abbesse d’Alexandra Calado un hiératisme de statue et un timbre à la gravité sépulcrale – marque le début de sa chute, dans l’équivalent puccinesque d’un « air de folie » où le célèbre « Senza mamma» scintille d’une beauté sombre. Angelica sonne alors comme la lointaine cousine de Floria Tosca, et l’orchestre sous la battue attentive et sensible de Miguel Sepulveda offre à son destin tragique un paysage sonore d’une ampleur quasi cinématographique.

De la maison des presque-morts

Rigor Mortis, la création contemporaine de cette quatrième édition du FestOpera, est une commande du festival à Francisco Lima da Silva. Ce trentenaire lisboète, orchestrateur pour l’Ensemble MPMP, a un parcours atypique : violoniste au sein de l’Orquestra Metropolitano, il est venu à la composition en autodidacte puis, après un master de philosophie à l’Université de Cardiff, a vu ses premières oeuvres sélectionnées et interprétées par le BBC National Orchestra of Wales. L’envie d’écrire son premier opéra lui est venue après avoir découvert la nouvelle « Casa Mortuaria » de l’écrivain, poète et avocat Domingos Monteiro (1903-1980).

Pour rendre justice à cette forme brève, Lima da Silva a tout naturellement choisi d’écrire un opéra «de poche», soit à peine quarante minutes de musique. Pour autant, son histoire n’est avare ni de rebondissements ni d’imbroglios. Car l’hôpital où un médecin et un infirmier constatent le décès d’Artur, qui vient pourtant de rater son suicide, devient le théâtre d’une étourdissante comédie humaine dont les protagonistes occupent tour à tour la place du mort. Lequel mort est doté d’un « regard synesthésique » et parcourt les limbes dans un état d’extra-lucidité et d’hypersensitivité en attendant d’être descendu à la morgue. Muni de cette vision « au-delà de la rétine », il reçoit la visite de Lucia, sa veuve éplorée qui aurait, peut-être, quelques reproches à se faire… À moins que les spectateurs se laissent abuser ? Le coup de théâtre final, d’une ambiguïté que n’aurait pas renié le cinéaste M. Night Shyamalan, ajoute une ultime strate de complexité à l’intrigue.

Œuvre riche dont la signification s’esquisse à travers un savant jeu de questionnements (des vivants ou des morts, lesquels ont le plus à perdre ? le remords est-il soluble dans l’amour ? la folie serait-elle une autre forme de la mort ?), Rigor Mortis prend aussi un malin plaisir à désarçonner le public. Il est vrai que l’opéra commence d’emblée sur un train d’enfer, nous plongeant dès les premières mesures dans un maelström musical et bruitiste. C’est là la première belle surprise de cette soirée : il y a quelque chose d’infiniment satisfaisant à entendre un jeune compositeur prendre plaisir à faire rutiler, rugir, feuler et pétarader son orchestre, loin des ratiocinations atonales et des musiquettes exsangues d’une certaine musique contemporaine. L’orchestre de Lima da Silva offre une expérience musicale totale, un artisanat furieux, hybridation réussie entre le minimalisme généreux d’un John Adams, la vigueur ludique d’un Régis Campo et le motorisme acide d’un Prokofiev. Comme pour Carmen, on est une fois encore impressionné par la virtuosité et la beauté sonore déployées par l’Ensemble MPMP et son chef Miguel Sepulveda.

Les chanteurs et chanteuses sont les autres héros et héroïnes de cette soirée. Comme s’il accordait son chant à son maquillage blafard et aux éclairages expressionnistes de Sergio Moreira, Ricardo Rebelo Silva trouve des sonorités inquiétantes pour camper Artur, notamment lors des séquences «somnambuliques» dont le récit est émaillé. Fureur, douceur, renoncement et révolte : il parvient en moins d’une heure à exprimer une riche palette de sentiments. Face à lui, la Lucia de Catarina Molder bouleverse par sa détresse, son refus d’accepter la mort de l’homme qu’elle aime… et sa façon de réécrire une réalité dérangeante. Rita Filipe en aide-soignante et Mario Maniatopoulos en médecin pleutre préférant fuir par la sortie de secours plutôt qu’annoncer à Lucia la mort de son mari arrachent aux spectateurs des sourires, mais c’est surtout la prestation d’Andre Henriques qui déclenche l’ovation finale du public. Dans le rôle de l’infirmier blasé, il émerveille dans une aria pétrie d’humour noir, où il expose au médecin incrédule toutes les raisons du décès d’Artur. Avant de conclure, grinçant, qu’« il est mort parce qu’il devait mourir » et qu’en rendant son épouse accessible aux autres hommes, il doit être considéré comme un bienfaiteur pour l’humanité !

Entre Arrabal, Jarry et Kafka, Rigor Mortis a tout pour séduire. Espérons que l’œuvre ait « tapé dans l’oreille » de quelques producteurs et directeurs de théâtres…

* Deux œuvres orchestrales de Francisco Lima da Silva : soundcloud.com/user-737396886

Les artistes

SUOR ANGELICA
Sœur Angelica : Catarina Molder
La Princesse : Ana Ferro
L’Abbesse : Alexandra Calado
La sœur zélatrice : Leila Moreso
La maîtresse des novices : Rita Coelho
Sœur Genoveva: Celia Teixeira
La sœur infirmière : Rita Filipe
Sœur Osmina : Sonia Alves
Sœur Dolcina: Laura Martins
La sœur converse : Nadiia Lys
Une novice : Ana Isabel Freitas

Ensemble MPMP dirigé par Miguel Sepulveda
Arrangement orchestral : Francesco Lima da Silva

Mise en scène : David Pereira Bastos
Décors : Pedro Azevedo
Costumes : Neusa Trovoada
Lumières : Sergio Moreira

RIGOR MORTIS (ou A CASA DOS ANÉIS)
Artur : Ricardo Rebelo Silva
Lucia : Catarina Molder
L’infirmier Peres : Andre Henriques
Le docteur : Mario Maniatopoulos
L’aide-soignante : Rita Filipe

Ensemble MPMP dirigé par Miguel Sepulveda

 Mise en scène : David Pereira Bastos
Décors : Pedro Azevedo
Costumes : Neusa Trovoada
Lumières : Sergio Moreira

Le programme

SUOR ANGELICA

Opéra en un acte de Giacomo Puccini sur un livret original de Giovacchino Forzano. créé au Metropolitan Opera de New York le 14 décembre 1918.

OperaFest de Lisbonne, 26 août 2023

RIGOR MORTIS (ou A CASA DOS ANÉIS)

Tragi-comédie lyrique en un prologue, deux tableaux et un épilogue de Francisco Lima da Silva (1992) sur un livret en portugais de A. Baiao Pinto adapté de la nouvelle « Casa Mortuaria » (1962) de Domingos Monteiro.

Création mondiale : OperaFest de Lisbonne, 26 août 2023