Idomeneo, Opéra Royal de Wallonie-Liège, 19 septembre 2023
Très grand succès pour Idomeneo, premier spectacle de la nouvelle saison lyrique liégeoise.
Même si les qualités d’Idomeneo sont largement reconnues, l’opera seria de Mozart reste relativement peu présent sur les scènes lyriques, et l’on ne peut que se réjouir de le voir actuellement programmé dans trois théâtres importants : à la Staatsoper unter den Linden de Berlin (à partir du 13 octobre), à l’opéra Royal de Wallonie-Liège (jusqu’au 26 septembre) et à l’Opéra national de Lorraine (à partir du 29 septembre). C’est Liège qui ouvre le bal, avec une nouvelle production qui a lancé avec éclat la nouvelle saison lyrique.
Clarté et sobriété scéniques
Le spectacle s’est révélé d’une remarquable qualité d’ensemble. La mise en scène de Jean-Louis Grinda joue la carte de la sobriété et de l’élégance : sans chercher à actualiser coûte que coûte le propos (est-ce bien la peine lorsque le livret convoque des personnages, des dieux, des événements issus de mythes dont le propre est précisément de tisser des liens entre toutes les époques, toutes les cultures, y compris celles au sein desquelles nous vivons ?), elle choisit de mettre en lumière, avec efficacité et limpidité, le cheminement de l’intrigue ainsi que les tenants et les aboutissants dramatiques et psychologiques de la tragédie. Dans les décors épurés de Laurent Castaingt, la mer est omniprésente : un grand écran projette des images fixes ou animées de la mer de Crète, tantôt apaisée, tantôt menaçante, tantôt déchaînée, apportant un contrepoint visuel aux affects qui agitent les personnages tout en rappelant le poids du sacré et de la religion contre lesquels luttent les humains. Car au-delà de la mer, c’est bien la présence de Neptune qui s’affirme, par l’immense masque suspendu représentant le visage du dieu marin, ou encore l’apparition récurrente de créatures fantastiques, mi-hommes, mi chevaux de mer, telles qu’on peut en voir sur les mosaïques gréco-romaines représentant le dieu de la mer.
La toute-puissance des dieux est également figurée par une incarnation de la fameuse « déesse aux serpents » (divinité de la civilisation minoenne) dont les reptiles, qu’elle brandit dans chacune de ses mains, deviendront les fameux « ceraste » et serpenti » terrifiant Électre dans la vision hallucinée de sa dernière scène. Des reptiles par lesquels la déesse donnera la mort à la princesse mycénienne. Il s’agit de la seule entorse au livret de Varesco, avec également le dénouement proposé par Jean-Louis Grinda : Idoménée meurt juste avant le chœur « Scenda Amor » ; et la douce Ilia, horrifiée à l’idée que le roi ait pu songer ne serait-ce qu’un instant à sacrifier son propre fils, s’empresse de (littéralement) le dé-trôner et de placer la couronne royale sur le front d’Idamante.
Un dénouement qui surprend mais ne gêne pas et qui ne nuit pas à la qualité visuelle d’un spectacle dont le seul (relatif) point faible réside peut-être dans la tempête qui clôt le second acte, les images n’étant pas tout à fait à la hauteur de l’agitation et du désarroi que font entendre l’orchestre et les chœurs.
Une excellente exécution musicale
Musicalement, cette première fut une très belle soirée. Les chœurs (superbes scène de la tempête et déploration – « O voto tremendo ! – à l’acte III) et l’orchestre confirment le très bon niveau qu’ils ont récemment acquis ; très applaudis, ils ont parfaitement rendu justice à la clarté et à la transparence du discours mozartien, tout en ménageant de belles fulgurances dramatiques aux moments-clés de la tragédie. Indépendamment des qualités des choristes et des instrumentistes, Fabio Biondi est aussi sans doute pour beaucoup dans l’excellente impression laissée par les musiciens : sa direction se montre soucieuse de faire progresser le drame (en dépit, ici ou là, de choix de tempi un peu lents, comme dans le premier air d’Idamante) sans jamais rompre la fluidité du discours : les quelques « mises en lumière » de tel ou tel aspect de la partition ne donnent jamais l’impression de vouloir « faire original » coûte que coûte, mais restent respectueuses de l’esthétique mozartienne et sont toujours au service du drame et de l’émotion ; témoin le beau rallentando de « O un fer il dolore in me finira » (dernier air d’Électre), qui confère à cette réplique un caractère désespéré particulièrement poignant.
La distribution ne comporte guère de point faible et est d’une grande homogénéité. Annalisa Stroppa a pour elle une belle projection et une certaine arrogance dans l’accent qui en font un Idamante viril et volontaire ; la ligne vocale, parfois un peu anguleuse, pourrait cependant gagner ici ou là en souplesse. La voix de Maria Grazia Schiavo (récemment applaudie à Angers, Nantes et Rennes dans L’Elisir d’amore) présente dans un premier temps des couleurs qui semblent être celles d’un soprano (très) léger. Il n’en est rien : la voix, sans avoir toujours la pureté et la rondeur auxquelles on est habitué dans le répertoire mozartien, est fraîche tout en étant capable d’une belle ampleur et d’une belle intensité dans les moments dramatiques. Jonathan Vork (Grand Prêtre de Neptune), Inho Jeong (La Voix) et Riccardo della Sciucca (Arbace) tiennent très honorablement leurs rôles, avec pour ce dernier une belle interprétation de l’air du second acte « Se il tuo duol », en dépit de vocalises un peu précautionneuses. (Le second air d’Arbace, « Se colà ne’fati è scritto », bien que plus intéressant selon nous, est coupé).
Deux artistes au sommet
Restent enfin les deux triomphateurs de la soirée : Nino Machaidze et Ian Koziara. La première campe une Électre d’anthologie, sans aucun doute l’une des meilleures qu’on puisse entendre aujourd’hui. Toutes griffes dehors pour « Tutte nel cor vi sento » et « D’Oreste, d’Ajace », elle sait faire patte – et voix – de velours pour un « Idol mio » suave, préservant parfaitement le galbe de la ligne mozartienne. Sa scène finale, introduite par un récitatif incandescent, est un haut moment d’intensité tragique : la soprano l’interprète comme une véritable scène de folie, couronnant la page – comme jadis Sutherland – d’un aigu apocryphe mais impressionnant. Rarement les vocalises staccato précédant « in me finira » auront à ce point évoqué l’éclat de rire glaçant d’un être subitement frappé de démence… Le public lui réservera au rideau final une longue ovation, parfaitement justifiée. Le public a également réservé un triomphe à Ian Koziara, qui incarne le héros éponyme. Il s’agit ici d’une véritable révélation : le timbre du jeune ténor est chaud, quelque peu barytonnant – mais avec de beaux aigus faciles et bien placés. La maîtrise technique est quasi parfaite : son « Fuor del mar » (version longue avec variations à la reprise) déploie d’impressionnantes vocalises, jamais mécaniques, toujours expressives. Le chanteur, enfin, sait rendre sa ligne de chant très émouvante (scène de la reconnaissance d’Idamante, récitatif final), avec un magnifique emploi de la mezza voce. Il ne s’agit pas d’un espoir du chant extrêmement prometteur, mais d’un jeune chanteur déjà en pleine possession de ses (superbes) moyens, à qui une très belle carrière semble d’ores et déjà promise.
Idomeneo : Ian Koziara
Idamante : Annalisa Stroppa
Ilia : Maria Grazia Schiavo
Elettra : Nino Machaidze
Arbace : Riccardo della Sciucca
La voce : Inho Jeong
Gran sacerdotte di Nettuno : Jonathan Vork
Orchestre et chœur de l’opéra royal de Liège, dir. Fabio Biondi
Mise en scène : Jean-Louis Grinda
Décors et lumières : Laurent Castaingt
Costumes : Jorge Jara
Vidéos : Arnaud Pottier
Idomeneo
Opera seria en trois acte de W. A. Mozart, sur un livret italien de l’abbé Varesco, créé le 29 janvier 1781 à l’Opéra de Munich.
Opéra royal de Wallonie-Liège, représentation du mardi 19 septembre 2023.