1999-2003 : Pitoiset ; 2005-2016 : Michael Hanecke ; 2019-2022 : van Hove… Quand Alexander Neef a annoncé au printemps dernier, en conférence de presse, que serait proposée à l’Opéra de Paris une nouvelle production de Don Giovanni, nos premières réactions ont été : « Déjà ? », et « Encore ! » : certaines productions restent en effet inchangées depuis 24 ans (Les Contes d’Hoffmann), voire 31 ans (Madame Butterfly) ! Sans parler des chefs-d’œuvre qui attendent toujours, tout simplement, d’être créés à l’Opéra de Paris. Pourtant, au sortir de cette représentation, nous nous sommes dit qu’inviter ce célèbre spectacle pensé par Claus Guth, créé en 2008 au Festival de Salzbourg, était une excellente idée, tant la mise en scène de l’artiste allemand fait oublier celles qui l’ont précédée. La scénographie repose sur une idée qui, si elle surprend sur le papier, se révèle absolument excellente : le choix d’un décor unique (une forêt et ses abords), si agaçant et frustrant dans tant d’autres productions, permet ici au contraire de rendre enfin crédibles les incessantes et assez incongrues entrées et sorties des différents personnages, dont on se demande habituellement par quel heureux hasard ils se retrouvent à tel ou tel endroit (les apparitions d’Elvira, notamment, suscitant de façon récurrente les rires des spectateurs). Don Giovanni est grièvement blessé, au tout début du spectacle, par le Commandeur, qu’il tue accidentellement. Dès lors, le héros éponyme n’aura de cesse de jeter ses dernières forces dans une course à l’abîme, cherchant désespérément à jouir des dernières heures qu’il lui reste à vivre, secondé par son dévoué Leporello qui l’aide à prolonger son existence, à oublier sa douleur physique (il a reçu une balle dans l’abdomen), à « planer » en lui faisant une injection de drogue (cocaïne ? crack ?) peu de temps après la blessure qu’il a reçue. Le Don Juan qui nous est ainsi présenté est certes révoltant par certains côtés, mais aussi véritablement touchant – au point qu’on ne parvient jamais à le condamner complètement, et que la suppression du pontifiant « Questo è il fin di chi fa mal » final (qui agacera plus d’un puriste) trouve, sur le plan dramatique, une justification certaine. Certes, le portrait du personnage est aujourd’hui politiquement tout à fait incorrect, d’autant que les femmes qu’il séduit se révèlent incapables de résister à son charme et semblent le plus souvent consentir parfaitement à ses avances, voire le prendre en pitié (Magnifique « Mi tradi » chanté par Elvire agenouillée derrière un Don Juan à l’agonie, tentant de le réconforter et de panser sa blessure)… Il n’empêche : cette vision est pour le moins originale, remarquablement pensée et empreinte d’une grande cohérence. À noter enfin la présence d’un plateau tournant dont l’utilisation pour une fois se révèle tout à fait pertinente (il sert à délimiter très efficacement les différents espaces dans lesquels l’action prend corps), et l’absence de (presque) tous les tics à la mode qui encombrent les mises en scène dites novatrices depuis des décennies – à l’exception de l’inévitable couronne en carton dorée (vue, entre autres, dans deux des derniers spectacles présentés sur cette même scène, à savoir Hamlet et Lohengrin) – mais peut-être était-elle originale en 2008 ?…
Si le spectacle a rencontré son public en cette soirée du 6 octobre, c’est aussi sans doute en raison d’une distribution remarquablement équilibrée. Les grandes maisons d’opéras ont pour mission soit d’inviter les plus grands noms du moment, soit (et c’est bien plus délicat…) de faire découvrir des artistes peut-être moins renommés mais fort talentueux. C’est précisément ce à quoi est parvenu l’Opéra de Paris avec cette deuxième distribution de Don Giovanni : dans le rôle-titre, Kyle Ketelsen (qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris) fait preuve d’une grande séduction, à la fois physique et vocale : parfaitement convaincant dans cette incarnation d’un libertin à bout de souffle, amoureux de l’amour, brûlant ce qui lui reste de vie par les deux bouts, le baryton américain possède la fougue requise par le « Fin ch’han dal vino », les nuances et le legato attendus dans « Là ci darem » ou la sérénade (pourtant chantés le corps allongé légèrement penché en arrière), et l’obstination destructrice de la confrontation finale avec le Commandeur (incarné par John Relyea, l’un des chanteurs présents dans les deux distributions). Bogdan Talos, dans un rôle où l’on peut être tenté d’en faire beaucoup, est un Leporello bien chantant à la sobriété appréciable. Tara Erraught, que nous avions découverte sur cette même scène dans le rôle-titre d’Iphigénie en Tauride, est une très belle Elvire, aussi à l’aise dans le véhément « Ah ! fuggi il traditor » du premier acte que dans le douloureux « Mi tradi » du second (avec un récitatif particulièrement soigné et habité). Les deux couples d’amoureux sont eux aussi parfaitement convaincants : Guilhem Worms et Marine Chagnon incarnent un Masetto et une Zerlina pleins de jeunesse et de fraîcheur, avec un « Ho capito » rageur pour le premier et une projection vocale aisée pour la seconde, qui réussit peut-être mieux « Vedrai carino » que « Batti, batti » (dont les deux vocalises finales – sur « vogliam passar – sont un peu approximatives). Cyrille Dubois, ligne vocale comme toujours extrêmement châtiée (quelle belle reprise piano de « Dalla sua pace » !), souffle parfaitement maîtrisé, vocalises aisées, est particulièrement applaudi à la fin de ses deux airs. Quant à Maria Bengtsson, arrivée dans le courant de l’après-midi (!) pour pallier la défection de Julia Kleiter, elle remporte un succès personnel justifié. Sa Donna Anna n’a rien du personnage furieux et vindicatif que proposent certaines de ses collègues : la soprano suédoise joue au contraire la carte de la douceur, avec un « Or sai chi l’onore » qui sonne plus, de façon surprenante, comme une supplique que comme un cri de vengeance, et un « Non mi dir » plein de tendresse et de retenue (magnifique idée de la part de Claus Guth que de lui faire adresser à Don Giovanni et non à Ottavio la réplique dans laquelle elle explique qu’elle n’ose céder à l’amour en raison du regard porté sur elle par « le monde » !).
Les chœurs et l’orchestre de l’Opéra ont eux aussi apporté leur contribution à cette belle réussite d’ensemble, sous la direction impliquée d’Antonello Manacorda à qui on reprochera peut-être quelques fluctuations dans certains tempi : si le rallentando, entre les deux couplets de « Dalla sua pace », très poétique, est plutôt bienvenu, certaines accélérations paraissent parfois excessives (dans l’ouverture, ou dans la section finale de « Là ci darem »…).
Énorme succès au rideau final, pour une soirée particulièrement excitante et pour le moins originale ! Il reste encore trois représentations : les 7, 9 et 12 octobre prochains, et quelques places sont toujours disponibles…
————————————————————
Retrouvez Tara Erraught en interview ici, et Guilhem Worms là.
Don Giovanni : Kyle Ketelsen
Leporello : Bogdan Talos
Donna Anna : Maria Bengtsson
Donna Elvira : Tara Erraught
Don Ottavio : Cyrille Dubois
Masetto : Guilhem Worms
Zerlina : Marine Chagnon
Le Commandeur : John Relyea
Orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris, dir. d’Antonello Manacorda
Cheffe de chœur : Alessandro di Stefano
Mise en scène : Claus Guth
Assistante à la mise en scène : Caroline Staunton
Décors et costumes : Christian Schmidt
Lumières : Olaf Winter
Chorégraphie : Ramses Sigl
Dramaturgie : Ronny Dietrich
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé à Prague en 1787.
Opéra National de Paris Bastille, représentation du vendredi 6 octobre 2023.