Nouvelle production de L’Africaine à l’Opéra de Marseille, opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer et Eugène Scribe créé en 1864.
Le moment Meyerbeer
Ce dimanche 8 octobre 2023, une salle comble assiste à la troisième représentation d’une œuvre très rarement jouée dans le monde, parfois réadaptée selon des critères décoloniaux. Il faut dire que Meyerbeer est fort bien servi en Provence puisque l’Opéra de Marseille commence sa saison avec l’Africaine – qui était prévu plus tôt : le Covid 19 en a retardé la production – après avoir terminé la précédente par les Huguenots en juin ; entre les deux, nous avons pu entendre le Prophète en version de concert lors du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Ce dernier a été donné dans son intégralité alors que cette Africaine est tronquée de près d’une heure (ce qui n’est pas interdit, le compositeur lui-même a écrit de nombreuses versions pour se conformer à son public), certainement pour des raisons budgétaires, raisons qui expliqueraient également la mise en scène sobre voire minimaliste, ou le nombre restreint des choristes. Ce qui est aux antipodes de la somptuosité du Grand opéra à la française au XIXe siècle – art total dont l’un des événements était le ballet central, supprimé à Marseille – pour lequel Meyerbeer était la star incontestée.
Un opéra engagé et toujours d’actualité
Mais cela n’altère pas notre plaisir d’assister à cette résurrection étonnante, pleine de vigueur, dont le thème brûlant est particulièrement d’actualité : la (dé)colonisation, la place de la femme, le renversement des valeurs morales et civilisationnelles (l’esclave devient le maître). Si l’opéra est créé en 1865, une première version est terminée en 1846 cependant que l’abolition définitive de l’esclavage est décrétée en 1848 : à l’époque de Scribe, un tel engagement était courageux et progressiste.
Cela dit, le thème dominant, lié au premier, est celui de l’amour. Si les sentiments de l’homme courant les mers sont ambigus voire inconsistants, l’amour romantique de la femme est pleinement mis en lumière, de même que le franchissement des barrières culturelles. À noter que Sélika n’est pas africaine mais orientale (ce que la mise en scène souligne), et que l’action se déroule entre l’Europe et l’Orient, sans passer par les territoires africains, si ce n’est au large du Cap de Bonne Espérance.
Une distribution équilibrée
La première partie (actes I et II) se passe au Portugal. Vasco de Gama vogue sur les mers depuis deux ans. Le rôle de Vasco est fièrement campé par Florian Laconi dont la voix de ténor lyrique parvient à une belle maturité ; la diction est appréciable ; il fait montre d’une grande activité ; sa projection vocale couvre l’orchestre dans les airs de bravoure où il est chaudement applaudi.
Loin de lui, sa fiancée Inès expose sa mélancolie à sa suivante Anna, que Laurence Janot incarne avec grâce. Inès est bien servie par Hélène Carpentier dont on note l’homogénéité et l’amplitude vocale, une belle puissance, notamment dans les aigus, capable aussi de graves charnus.
Don Diego, le père d’Inès (François Lis), supposant que l’explorateur est mort, invite sa fille à épouser Don Pedro (Patrick Bolleire). Ces deux basses sont tout à fait convaincantes.
C’est alors que – surprise – Vasco de Gama fait son retour, accompagné de deux esclaves : Sélika et Nélusko. Assez insignifiant au début, Nélusko prend toute sa force à la fin de l’opéra. Dans ce rôle, le baryton ténorisant Jérôme Boutillier possède une réelle prestance.
Quant à Sélika, elle se veut l’« esclave fidèle » ; elle ne regrette guère son passé en raison de son amour – tout le contraire de Nélusko. Sélika – qui est le personnage central de l’opéra, vibrant d’humanité – est incarnée par Karine Deshayes. Elle sera fortement saluée pour l’ensemble de sa magnifique prestation à la fin de la soirée.
À peine revenu, Vasco réclame déjà des fonds pour poursuivre son exploration. Le Grand Inquisiteur (Jean-Vincent Blot) suivi de Don Alvar (Christophe Berry) – basse et ténor qui s’acquittent bravement de leur rôle – refusent. Furieux, Vasco les menace ; il est envoyé illico en prison.
L’acte suivant se déroule dans un cachot de l’Inquisition à Lisbonne. Sélika est près de lui ; elle chante son amour alors qu’il sommeille (berceuse « Sur mes genoux, fils du soleil ») et elle empêche Nélusko de tuer son maître. Arrive Inès qui a racheté la liberté de Vasco en épousant Don Pedro… Vasco lui jure fidélité et lui donne ses deux esclaves.
Le renversement des pôles
Une partie transitoire (acte III) expose le voyage maritime d’Inès et Don Pedro sur un bateau dirigé par Nélusko. Vasco les suit sur un autre navire. C’est le grand passage des chœurs de femmes et des matelots. Une tempête éclate, le bateau échoue et tous les marins sont tués.
La dernière partie (actes IV et V) se passe en Orient. Vasco est le seul survivant avec Inès. Le Grand Prêtre de Brahma (Cyril Rovery) jure obéissance à Sélika. Rovery est extrêmement crédible dans ce rôle ; nous apprécions le timbre de basse et la diction dans de longs passages a cappella.
C’est alors que Florian Laconi entonne les fameux airs de Vasco dont le fameux « Ô paradis » qui met la salle en émoi : Vasco finit par s’éprendre de Sélika. Mais Inès est de retour. Sélinka comprend qu’elle aime toujours Vasco, aussi décide-t-elle de s’éclipser. L’opéra s’achève sur la mort de Sélika, sous l’arbre toxique du Mancenillier, assistant au départ de Vasco avec Inès au loin sur la mer. Nélusko, amoureux de Sélika, se suicide à son tour.
Une mise en scène efficace
L’Africaine, malgré ses vastes dimensions, est d’une grande clarté structurelle, ce que soulignent les décors d’Emmanuelle Favre : un simple « tatami » noir symbolisant la prison pour l’acte II ; une sorte de mur-portique totalement bancal pour les deux derniers actes, montrant peut-être que quelque chose se renverse ? La projection vidéo de Camille Lebourges n’a rien d’exceptionnelle mais rend bien, en fond de scène, la mer démontée ou apaisée, ou encore une carte montrant le trajet du navigateur. Les costumes de Katia Duflot paraissent tantôt sortir des années 1940, tantôt rester hors du temps, comme le cuir noir de Vasco, les turbans et voiles orientaux des indigènes ou de la princesse esclave. Cette efficace sobriété est aussi celle de la mise en scène de Charles Roubaud, qui joue sur le relatif statisme des ensembles et des airs, dans la salle du Conseil ou dans le palais hindou ; un moment, on voit un marin figé devant une corde qu’il ne tire pas…
Rendons un hommage appuyé à l’orchestre de l’Opéra de Marseille, et à sa tête Nader Abbassi, pour la justesse, la précision, l’élan donné à cet opéra français. L’ensemble des acteurs et des musiciens nous fait partager un « moment Meyerbeer » d’une haute qualité.
Selika : Karine Deshayes
Ines : Hélène Carpentier
Anna : Laurence Janot
Vasco de Gama : Florian Laconi
Nelusko : Jérôme Boutillier
Don Pedro : Patrick Bolleire
Don Alvar : Christophe Berry
Don Diego : François Lis
Le Grand Prêtre de Brahma : Cyril Rovery
Le Grand Inquisiteur : Jean-Vincent Blot
Un Matelot / Un Prêtre / Un Huissier : Wilfried Tissot
Un Matelot : Jean-Pierre Revest
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Nader Abbassi
Mise en scène : Charles Roubaud
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Katia Duflot
Lumières : Jacques Rouveyrollis
Vidéos : Camille Lebourges
L’Africaine
Opéra en cinq actes de Giacomo Meyerbeer, livret d’Eugène Scribe, créé le 28 avril 1865 à l’Opéra de Paris.
Opéra de Marseille, représentation du dimanche 8 octobre 2023