Giulio Cesare, 13 octobre 2023, Opéra de Rome
Fraîchement accueilli à Paris, le spectacle de Damiano Michieletto est applaudi à Rome, porté par une distribution et une direction musicale de grande qualité.
Jules César en musique : une pluralité de versions
L’Italie continue elle aussi de redécouvrir les trésors de l’opéra baroque, dans une musique à 99% italienne. Grâce au travail de chefs spécialistes de ce répertoire qui ne sont plus seulement hollandais ou allemands, et de metteurs en scène qui proposent des lectures intéressantes de ces événements souvent plus proches de nous que ceux du théâtre du XIXe siècle, les compositeurs de la première moitié du XVIIIe siècle jouissent d’une nouvelle popularité. En premier lieu Händel, dont le Jules César est venu quatre fois au Teatro Costanzi [l’opéra de Rome] : en 1955 avec Gavazzeni, une basse (Boris Christoff) tenant le rôle de César ; en 1985, le condottiere romain était interprété par une mezzo-soprano (Margarita Zimmermann), comme en 1998 (Alice Baker), tandis qu’aujourd’hui des contre-ténors sont distribués dans les rôles des castrats, ayant fait leur apparition à l’opéra suite à l’interdiction faite aux femmes de se produire sur les scènes des États pontificaux.
Dans le Jules César de Händel, outre le protagoniste, trois autres rôles ont été confiés à des castrats, ceux de Ptolémée, Sextus et Nirenus ; les deux autres personnages masculins, Achilla et Curio, sont des basses, Cléopâtre est une soprano et Cornelia une mezzo-soprano. Cette répartition n’est pas toujours respectée dans les nombreuses versions de l’histoire de Jules César : dans la première version d’Antonio Sartorio (1676), César est soprano ; mais Carlo Francesco Pollarolo, dans son opéra de 1713, préfère la voix plus chaude de mezzo-soprano, et en 1728, Luca Antonio Predieri opte pour le contralto Paolo Mariani. Après le Jules César de Händel (1724, créé pour le Senesino), il y aura encore ceux de Giacomelli (1736, avec Carestini) et de Piccinni (1770). Et entre-temps, le Cesare e Cleopatra de Graun, en 1742, avec le castrat Paolo Bedeschi.
Les 44 numéros de la partition originale – arias solo, ariosos, récitatifs accompagnés, duos, chœurs, symphonies, marches – forment une suite de pièces à l’écriture musicale superbe dans laquelle l’histoire d’amour entre César et Cléopâtre, et celle de la vengeance de sa femme Cornelia et de son fils Sextus pour la mort de Pompée s’entrelacent dans un schéma mélodramatique métastasien d’une grande force dramatique, mais sans réelle tension narrative.
Une version tronquée, confiée aux mains expertes de Rinaldo Alessandrini
Il existe de nombreuses versions de l’opéra de Händel qui, selon les coutumes de telle ou telle époque, ont été adaptées aux différentes possibilités des théâtres : des airs ont ainsi été changés ou coupés, des personnages ont été éliminés. Ici, à Rome, la version proposée est encore différente : les personnages sont tous présents mais de nombreux numéros musicaux manquent : le chœur d’ouverture est coupé, deux airs de César, trois de Cléopâtre et deux d’Achilla ; Cornelia et Sextus sont privés chacun d’un air et Ptolémée d’un arioso. Au total manquent pas moins de onze pièces, sans compter les récitatifs. La représentation est divisée en deux parties au lieu des trois actes prévus, ce qui prive de résonance le duo Cornelia/Sesto « Son nata a lagrimar, | son nato a sospirar » qui clôt le premier acte. Le second finale, également confié à la voix de Sesto (ici dans la variante « L’angue offeso mai non posa« ) se trouve également au milieu de la deuxième partie.
L’orchestration majestueuse de Händel est confiée aux mains expertes de Rinaldo Alessandrini, qui restitue la richesse et la somptuosité de la partition, mais l’orchestre de ce théâtre ne se révèle pas l’instrument le plus expressif dans ce répertoire peu fréquenté : le son est précis, les attaques justes, mais manque la couleur propre à l’opéra baroque, les équilibres sonores sont trop sourds, la préciosité instrumentale pas toujours mise en valeur.
Superbe distribution
En revanche, la distribution vocale est excellente, confiée aux meilleurs interprètes de ce répertoire, et les variations dans les da capo très belles, grâce de toute évidence à la main experte d’Alessandrini. Raffaele Pe est vocalement autoritaire dans le rôle de César et même s’il n’aborde pas le téméraire « Qual torrente, che cade dal monte » du troisième acte, il fait preuve d’une grande aisance dans l’agilité requise par le rôle et d’une présence scénique cohérente avec l’approche du metteur en scène pour qui César est « un homme maladroit, qui ne fait rien de bien » et tombe amoureux d’une servante qui est Cléopâtre déguisée. À son retour à Rome, quelques années plus tard, César tombera sous les coups des conspirateurs qui apparaissent ici derrière un tissu translucide, vêtus de toges comme d’anciens Romains.
Il a déjà interprété César et le chantera de nouveau bientôt en version de concert avec Cecilia Bartoli, mais Carlo Vistoli endosse ici le rôle de Ptolémée, un rôle encore plus difficile que le contre-ténor romagnol gère vocalement de manière impeccable – dès le premier air de fureur, « L’empio sleale indegno« , comme dans les suivants « Sì spietata, il tuo rigore« , « Domerò la tua fierezza« , l’âpreté et les sauts de registre dessinant efficacement la cruauté du personnage. Scéniquement, le personnage, affublé d’une chevelure blonde et de tatouages sur la peau, convainc également, Michieletto soulignant le côté vaguement morbide de sa relation avec sa sœur Cléopâtre.
Le troisième contre-ténor – et la surprise de la soirée – est Aryeh Nussbaum Cohen, un Sextus d’une grande puissance vocale, expressif, avec un beau timbre et une technique sûre par laquelle il réussit à donner un portrait évolutif du fils de Pompée. Il y a un quatrième contre-ténor, Nireno, mais ici il n’a pas d’air à lui et Angelo Giordano devra attendre une autre occasion pour être mieux apprécié. Parmi les variantes incluses dans les versions ultérieures, Händel avait écrit un numéro de séduction pour Nireno (« Chi perde un momento | d’un dolce contento« ) qui jusqu’à présent, sauf erreur, n’a été interprété que dans la production de McVicar. Même Curio, ici Patrizio La Placa, n’a pas d’air qui lui soit propre et ce n’est guère mieux pour Achilla qui n’a qu’un solo sur trois (« Tu sei il cor di questo core« ) confié à l’excellente basse Rocco Cavalluzzi.
Enfin, les interprètes féminines : Mary Ann Bevan, la soprano américaine admirée dans le récent Orfeo ed Euridice vénitien, dans le rôle de Cléopâtre, a ici l’occasion de déployer ses dons de sensualité et d’agilité vocale dans une série de moments musicaux allant du frivole « Non disperar, chi sa ? » de sa première aria au tragique « Piangerò la sorte mia » exprimé avec une grande intensité émotionnelle. C’est une Cléopâtre moins légère qu’à l’accoutumée, avec un registre médian corsé. De la Cornelia de Sara Mingardo, il n’y a pas grand-chose de nouveau à dire : c’est l’un de ses rôles de prédilection et celui dans lequel ses qualités vocales se sont le mieux exprimées. Au fil du temps, son adhésion au personnage a atteint un niveau difficilement surpassable.
Un grand succès public
En regardant le programme des anciennes mises en scène du Teatro Costanzi, on éprouve un mélange de tendresse et d’horreur en voyant les décors dans lesquels l’Égypte a été vue à travers les yeux des différentes époques – aucune n’étant la « vraie » Égypte – et on comprend aussi qu’il n’y a aujourd’hui pas de retour en arrière possible : après que Peter Sellars a situé l’histoire dans le Moyen-Orient moderne en 1985, c’est Sir David McVicar qui, vingt ans plus tard, s’est débarrassé de la pseudo-archéologie pour situer la production de Glyndebourne dans l’Inde coloniale. Laurent Pelly est revenu à l’Égypte, mais avec un esprit profanateur, situant (en 2011 à Paris) l’histoire dans les réserves du Musée du Caire.
Plus radicale encore est la lecture de Michieletto qui, en 2022, a surpris le public du Théâtre des Champs Elysées puis celui de l’Opéra de Montpellier[1] par une interprétation d’une rare pureté visuelle, dans des costumes modernes ne comportant que quelques détails égyptiens. Il s’agit d’une lecture strictement dramatique, qui ne tient pas compte des éléments tragiques ou comiques qui se mêlent dans l’opéra baroque et que McVicar avait ingénieusement recréés dans sa version de style bollywoodien. Ici, c’est le fatum qui domine, les trois Parques tissant le destin de l’homme, et la mort : Pompée, dont on nous épargne la vision de la tête coupée (on ne voit ici que le mince filet de sang qui s’échappe de la boîte contenant le « cadeau » de Ptolémée), est souvent présent sur scène comme un spectre shakespearien soutenant le fils à qui il prête ses vêtements pour que la réincarnation en lui soit complète. Finalement, recouvert de plâtre blanc, il se transforme en la statue sous laquelle César tombera poignardé aux Ides de mars.
Avec Pompeo, Michieletto met en scène le passage dans l’au-delà selon la conception égyptienne, avec la » pesée de l’âme » du Livre des Morts, mêlée au mythe des Parques qui dénouent ici le fil de la bouche du défunt. Et le rouge des fils, limitant la liberté de l’homme ou l’incluant dans un écheveau indissoluble, ainsi que le noir des cendres qui tombent sur Pompée, sont les seules couleurs dans le blanc éblouissant de la scénographie de Paolo Fantin qui construit une boîte dont les murs s’élèvent parfois mais enferment le plus souvent les personnages comme dans une cage. Grâce aux éclairages d’Alessandro Carletti et aux costumes d’Agostino Cavalca, le spectacle de Michieletto atteint une dimension onirique et fantastique qui recrée le sens baroque du merveilleux dans des formes modernes.
Le public qui s’est pressé au Teatro Costanzi a répondu chaleureusement à la proposition sans précédent de l’Opéra de Rome, applaudissant longuement et sans exception tous les interprètes. L’absence de huées à l’encontre du metteur en scène et de son équipe a presque été une déception. Les temps changent-ils aussi pour l’opéra en Italie ?
Le 20 octobre, Pe, Vistoli et Nussbaum Cohen se produiront ici en concert dans un programme Vivaldi, Händel, Vinci, Porpora, Broschi, Gluck et Rossini. Après l’époque des castrats, trois cents ans plus tard, celle des contre-ténors semble être arrivée à Rome.
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[1] Le spectacle avait été couvert de huées à Paris, et n’avait guère enthousiasmé notre chroniqueur Mario Armellini. Il avait été mieux accueilli à Montpellier.
Jules César : Raffaele Pe
Cléopâtre : Mary Bevan
Sesto Pompée : Aryeh Nussbaum Cohen
Cornelia : Sara Mingardo
Tolemeo : Carlo Vistoli
Achilla : Rocco Cavalluzzi
Nireno : Angelo Giordano
Curio : Patrizio La Placa
Orchestre du Théâtre de l’Opéra de Rome, dir. Rinaldo Alessandrini
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti
Mouvements chorégraphiques : Thomas Wilhelm
Giulio Cesare in Egitto
Opéra de Georg Friedrich Hændel, livret de Nicola Francesco Haym d’après Giacomo Francesco Bussani, créé le le
Représentation du 13 octobre 2023, Opéra de Rome.