En sortant de la salle, le public du théâtre de l’Odéon a le sourire aux lèvres et fredonne les airs qui viennent de se graver dans sa mémoire avec tellement de simplicité : ne serait-ce pas justement en cela que réside le charme indéfinissable de la comédie musicale américaine ?
Le 21 août 1983, débarque sur Broadway, au Palace Theatre, pour 1761 représentations, La Cage aux Folles de Jerry Herman. Compositeur de Hello Dolly ! (1964), l’un des fleurons de la comédie musicale américaine, Jerry Herman, alors qu’on le donne pour fini, marque avec cette œuvre son grand retour sur la Cinquième Avenue.
Adaptée de la pièce de théâtre de Jean Poiret par Harvey Fierstein, connu alors pour son activisme en faveur de la communauté gay, La Cage aux Folles vient idéalement parachever, dans l’œuvre d’Herman, le côté paillettes de Broadway et l’intelligence du discours sur une question de société, sans que le show ne bascule jamais dans la diatribe polémique en faveur des droits des homosexuels dans la Cité.
Le spectacle deviendra ainsi davantage un manifeste sur les libertés individuelles et sur la liberté d’expression et le succès du titre « I Am What I Am » (« Je Suis Comme je Suis ») crée par le grand acteur/chanteur Georg Hearn puis interprété, dans sa version disco, par des chanteurs de l’envergure de Gloria Gaynor, achève de faire de La Cage aux Folles une très grande comédie musicale, reprise sur Broadway, avec autant de succès, en 2004 et 2010.
Une fois le rideau retombé sur la première triomphale de sa nouvelle œuvre, on raconte que Jerry Herman, las des éternelles comparaisons qu’il subissait, depuis des années, avec Stephen Sondheim, a priori plus cérébral que lui, marcha sur Broadway, l’avenue à laquelle il avait dédié sa vie entière, et jura de ne plus jamais composer de comédie musicale. Plus de trente cinq ans après, alors qu’atteint du virus du sida il menait encore une existence tranquille en Floride[1], il fallut bien se résoudre à constater tristement que Jerry Herman avait tenu parole : La Cage aux Folles fut son chant du cygne.
Un succès triomphal qui traduit l’intérêt évident du public pour le répertoire du théâtre musical
En décidant de monter La Cage aux Folles pour les moyens modestes d’un théâtre municipal tel que celui de l’Odéon, l’équipe de l’Opéra de Marseille, en charge également du théâtre de l’Odéon, a fait un pari : tester l’impact de l’un des musical shows les plus attachants du répertoire de Broadway sur un public qui, à l’inverse de celui de Nice ou de Toulon, n’a pas eu l’habitude, ces dernières saisons, de côtoyer ce répertoire. A constater, à la fin de la représentation à laquelle nous avons assisté, le bonheur d’un public, venu très nombreux, qui ne cesse de réclamer des rappels et chante avec les interprètes, on doit se rendre à l’évidence : le public marseillais est prêt pour l’immersion dans cette fascinante esthétique.
Bien évidemment, si l’enthousiasme des spectateurs est pleinement au rendez-vous c’est, avant tout, parce que le show repose sur une partition brillante. Donnée ici dans une réduction pour petite formation rythmique, ce qui renforce l’esprit cabaret si présent dans cet ouvrage, la partition met en avant les 4 solistes auxquels viennent s’adjoindre André Mornet, à la fois pianiste et co-directeur d’orchestre avec son complice Christian Mornet. A l’exception de l’ouverture « pot-pourri » que la réduction orchestrale fait sonner ici de façon un peu sourde, l’ensemble de la partition réserve, dans cette version, les meilleures surprises : que ce soit dans des ensembles parfaitement réglés, interprétés par les 9 cagelles « chorus boys » et « chorus girls », comme dans l’air de Jean-Michel – le jeune premier, fils de Georges – « Avec Anne dans mes bras » et la chorégraphie onirique qui le clôture que, bien évidemment, dans les airs d’Albin et Georges – le couple vedette – au premier rang desquels il convient de classer l’iconique « Je suis comme je suis », tout fonctionne admirablement et permet au spectateur de se retrouver, 2h30 après le lever de rideau, comme dans un rêve trop vite passé, en train de chanter avec toute la distribution les paroles de « The Best of Times » ou plutôt ici « L’Air du Bon Temps » !
Un texte d’authentique comédie de boulevard… et de haut vol !
Après le bonheur musical, c’est celui de l’écoute d’un texte – et pour beaucoup de spectateurs de sa redécouverte – qu’il convient de saluer. Entièrement réécrit et traduit par Fabrice Todaro – qui campe également le personnage principal d’Albin alias Zaza – le livret d’Harvey Fierstein, inspiré de la comédie originale de Jean Poiret, maintient constamment un balancement discret entre la pièce de boulevard et le message humaniste du respect de l’autre, quel qu’il soit, dans sa différence. Ici, aucune place pour l’accent graveleux ni la réplique grossière pas plus que pour le plaidoyer « pro-gay » caricatural : les sentiments sont authentiques mais toujours exposés avec pudeur tout en n’oubliant jamais que l’on est dans le monde du divertissement ou plutôt, puisqu’il s’agit de Broadway, de l’« Entertainment » !
A l’occasion, Fabrice Todaro n’hésite pas à inclure dans son adaptation une scène mythique de la version filmée, celle de la fameuse « biscotte », donnant ainsi l’occasion au duo formé avec Rémy Cotta d’un moment jubilatoire pour l’ensemble de la salle : de mémoire de spectateur du théâtre de l’Odéon, on a rarement et aussi longtemps ri, et ce dans un véritable moment de partage.
Une mise en scène et un casting idéaux
Particulièrement adaptées à la scène de l’Odéon, la mise en scène et la chorégraphie de Serge Manguette fonctionnent parfaitement : le metteur en scène sait faire virevolter son monde dans l’espace imparti et les 8 danseurs et danseuses – emmenés pour certains d’Italie par le metteur en scène – se coulent avec sensualité dans leurs costumes de cagelles semblant, pour le finale, directement sortis des Ziegfeld Follies ! Quant au décor reproduisant l’appartement kitsch d’Albin et Georges, décoré avec un goût bien particulier, il nous plonge d’emblée, pour notre plus grand plaisir, dans le meilleur des représentations télévisuelles d’« Au théâtre ce soir » !
La distribution de La Cage aux Folles nécessite, peut-être plus encore que tous les grands chefs-d’œuvre du théâtre musical d’outre-Atlantique, un duo principal, formé d’Albin (alias la Drag Queen Zaza) et Georges, devant absolument chanter, danser et jouer la comédie. On est à nouveau heureux d’écrire que celui proposé par Rémy Cotta et Fabrice Todaro, après leur performance déjà convaincante lors du festival d’opérette et de comédie musicale de Nice, en 2019, fonctionne parfaitement et casse la baraque tant dans les moments romantiques (dans la très belle « chanson sur le sable », par exemple, où Georges se souvient avec nostalgie de sa rencontre avec Albin où dans le bouleversant « Regarde un peu… » où il expose à son fils l’amour « maternel » que lui porte Albin) que dans les moments canailles et délicieusement décadents tels que le numéro « à la Marlène Dietrich » de Zaza : « La Cage aux Folles »). La voix de crooner de Fabrice Todaro, dont on comprend chacun des mots du texte parlé comme chanté, est également un atout pour mettre en évidence toute l’ambiguïté du personnage qui est le sien.
Comme c’était le cas à Nice, l’atout charme de la distribution réside dans l’interprétation de Julien Salvia pour le personnage de Jean-Michel. Dès son entrée en scène, on est frappé par le côté solaire de ce personnage de jeune premier qui, soudain, dans son numéro chanté et dansé, « Avec Anne dans mes bras » – où il est accompagné de la si gracieuse Marlène Connan – redonne vie à la comédie musicale de l’Age d’Or : un moment suspendu de cette matinée !
S’il convient de remarquer les interventions du jeune Jean Goltier qui, par sa verve habituelle et sa connaissance parfaite du théâtre musical, fait de ses quelques apparitions des instants réjouissants, c’est au couple formé par Jean-Claude Calon et Carole Clin, irrésistibles Edouard et Marie Dindon, qu’il revient de déclencher quelques moments de rires mais aussi de réflexions plus sérieuses sur l’acceptation de l’ homosexualité au sein de sa famille. Enfin, autre triomphateur à l’applaudimètre et au déclenchement d’un rire communicatif parmi le public, le désopilant Jacob de Thorian-Jackson de Decker dont on n’est pas prêt d’oublier le portrait de domestique… mi-soubrette mi majordome, évoluant dans la demeure de ses employeurs dans les tenues les plus étonnantes et se transformant pour le finale en épigone de Joséphine Baker, façon « Revue nègre » jusque dans la ceinture de bananes !
Un conseil pour ceux qui ne connaitraient pas encore cette partition jubilatoire : écoutez cet extrait de la distribution originale londonienne : toute l’émouvante intensité de la musique de Jerry Herman y est contenue.
[1] Jerry Herman mourra le 26 décembre 2019
Albin/Zaza : Fabrice Todaro
Georges : Rémy Cotta
Jean-Michel : Julien Salvia
Edouard Dindon : Jean-Claude Calon
Jacob : Thorian-Jackson de Decker
Francis : Jean Goltier
Anne : Marlène Connan
Marie Dindon : Carole Clin
Co-direction musicale : André et Christian Mornet
Mise en scène et chorégraphie : Serge Manguette
Décors : Théâtre de l’Odéon
Costumes : Opéra de Marseille
La Cage aux Folles
Comédie musicale en deux actes, musique et paroles de Jerry Herman (1931-2019), livret de Harvey Fierstein (1954-), créée au Palace Theatre de Broadway, New York, le 21août 1983.
Marseille, Théâtre de l’Odéon, représentation du dimanche 22 octobre 2023.
1 commentaire
Merci beaucoup Hervé pour cette merveilleuse critique
Serge Manguette