Maria de Buenos Aires, Grand Théâtre de Genève, 27 octobre 2023
Maria de Buenos Aires, l’opéra-tango d’Ástor Piazzolla, entre au répertoire du Grand Théâtre de Genève. Sous la direction de Facundo Agudín, le spectacle de cette operita rassemble les atouts de la culture argentine avec la soprano Raquel Camarinha, l’étoile du tango, Inés Cuello, et les jeunes instrumentistes de la Haute Ecole de musique de Genève. La tragique destinée de Maria se joue dans les faubourgs interlopes qu’animent acrobates et funambules de la Compania Finzi Pasca.
L’opéra tango de Piazzolla et Ferrer explore les milieux interlopes portègnes
Si Porgy and Bess de G. Gershwin, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Brecht et Weil (1930) et West Side Story de Bernstein portaient de nouveaux récits de la condition sociale en milieu populaire, il faut attendre Maria de Buenos Aires pour avoir l’équivalent sur le territoire argentin. Sur le livret du poète uruguayen Horacio Ferrer, cet unique operita-tango de Piazzola, créé dans un cabaret de Buenos Aires en 1968, est une sorte de manifeste. La destinée de María, ouvrière des faubourgs de la capitale, devenue chanteuse et travailleuse du sexe dans les cabarets, devient allégorique. Son ascension, sa mort et sa renaissance décryptent non seulement les errances d’une femme dans une société machiste et violente, mais également la culture du Nuevo tango. Emancipé de la traditionnelle milonga, ce Nuevo tango est désormais exporté par les compositions du bandéoniste Ástor Piazzola et de son Octeto Buenos Aires (1955), tandis qu’il est dansé dans les cabarets du monde entier.
Après Einstein on the Beach (2019), le retour au G-Théâtre de Genève du dramaturge et metteur en scène suisse Daniele Finzi Pasca s’effectue avec cette nouvelle production de Maria de Buenos Aires. Autour du scénographe Hugo Gargiulo et des acrobates-danseurs de la Compania Finzi Pasca (cofondée par les deux artistes), l’équipe artistique détourne les codes misogynes du tango, qualifié de « mythologie du poignard » par l’écrivain Jorge Luis Borges. Dans cette production, tous les rôles solistes sont attribués à des femmes, y compris ceux parlés du Payador (sorte de poète rhéteur de la culture des gauchos argentins) et du Duende (esprit tutélaire commun au flamenco et au tango), deux rôles masculins d’après le livret. Cette transgression en faveur du féminin puise ses origines dans les trois figures mariales qui animent l’œuvre : la jeune Maria, l’ombre de Maria, l’enfant née de Maria. En jouant ces emplois, les deux chanteuses et deux comédiennes requises « peuvent regarder les rôles féminins d’une manière qui sort des stéréotypes » selon Finzi Pasca.
La force de cette production réside dans sa poétique surréaliste percutante qui englobe les aventures de l’icône Maria (christique ?), depuis son tombeau en lever de rideau jusqu’au glas des cloches en image finale. Cette symbolique, traversée par la transgression de genre, ouvre l’opéra-tango à une sorte de Passion universelle du XXe siècle. Et ce faisant, outrepasse les propos érotico-mystiques de Ferrer, dont le surréalisme latino aligne les cadavres exquis les plus extravagants autour des rituels démoniques et … de la psychanalyse !
Différemment de la production lyonnaise de Maria de Buenos Aires (2022), la scénographie de l’argentin Hugo Gargiulo et l’art circassien offrent un imaginaire surréaliste d’une beauté exaltante tout en demeurant dans l’allégorie, voire la métaphysique, plutôt que dans la glaise interlope des Arrabales (quartier chaud du port). Sous la bannière du rouge (les robes, fleurs mortuaires, tentures en lamé), cinq cadres visuels captivent l’attention et éveillent les sens. Retenons le décor saisissant du début : un gigantesque mur de caveaux (référence au Palaccio Barolo de Buenos Aires) dont les multiples fenêtres s’ouvrent pour laisser parler les vivants (le chœur) et les défunts. Et tout autant, celui architecturé par les galeries et passerelles d’acier à la Eiffel : il permet au chœur et aux acrobates d’intervenir en contrepoint du texte parlé (en dialecte local) et du texte chanté par Maria ou par la Voix du payador. A l’image du peuplement immigré de la capitale, chaque univers est peuplé d’êtres bigarrés, qui interagissent entre eux et avec les quatre protagonistes dans les voluptueuses chorégraphies de María Bonzanigo, du sol au trapèze et même au patinage. Des acrobates glissent au sol ou grimpent à la corde sur les pas chassés du tango, le couple femme-homme est sensuellement enserré dans le cerceau d’acrobate pour un corps-à-corps tanguistique, des archanges péripatéticiens font valser les lits d’amour sur le plateau illuminé, etc. Si Maria est sanctuarisée par le peuple (chœur), sa duplication en marionnettes de chiffon dansantes (activée par les acrobates) suggère l’universalité de ses souffrances et sa capacité à renaître non … en dansant ! Aussi, le dernier tableau déploie en peinture murale les portraits des artisans de ce manifeste, Ferrer et Piazzola.
Chanteuses, comédiennes, choristes et jeunes instrumentistes
La réalisation musicale est une ode à la sensorialité de la milonga et du tango, pièces prépondérantes en rapport des 17 numéros qui se succèdent. C’est aussi l’histoire d’un partenariat abouti entre artistes de traditions diverses et jeunes étudiants. En complicité du bandéoniste Marcelo Nisinman, le chef d’orchestre argentin Facundo Agudin (diplômé de l’Universidad Católica Argentina) a souhaité agrandir l’ensemble instrumental de tango (cordes, piano, bandonéon, flûte et percussions) à un orchestre à cordes, quatuor de guitares, flûte et percussions en fosse. Ceci afin d’intégrer les étudiantes et étudiants de la Haute Ecole de musique (HEM) de Genève. Huit répétitions et une générale ont suffi à harmoniser leur prestation revigorante. La réorchestration de F. Agudin offre non seulement un volume qui enfle pour les pièces paroxystiques (la marche sarcastique du Miserere canyenque), mais aussi une complexité à celles purement instrumentales (Allegro tangabile). La section rythmique et celle des basses (violoncelles, contrebasse) déchirent ! Relevons les soli virtuoses de la flûte[1] (Mara Marinho ), du pianiste jazzy (Roger Helou) et la vigueur pulsée par le bandéoniste cité. Quant au chœur, issu du Cercle Bach de Genève et d’une phalange de la HEM, ses interventions déclamatoires sont aussi scandées que celles de la turba (la foule) dans les passions baroques. Un soir de première, relevons quelques imprécisions dans les pupitres féminins.
Si l’orchestre ainsi étoffé remplit l’acoustique de la vaste salle, la production a choisi de sonoriser les voix chantées et parlées (d’une manière très professionnelle) : était-ce nécessaire … ? Pour personnifier Maria, la vocalité de la soprano portugaise Raquel Camarinha est toute en générosité, tel l’air si célèbre « Yo soy Maria ». Lorsqu’elle devient ombre errante dans la nuit, la sensorialité mystérieuse s’accommode de graves charnus, parfois rauques. A l’inverse, sa renaissance est solaire, à l’instar des glissés de la patineuse en fond de scène, dont les crissements préfigurent l’accentuation du tango suivant. Le talent Inés Cuello (la voix du payador), étoile argentine du répertoire de Carlos Gardel, agit en toute plénitude. Le nuancier expressif va du glamour de la valse jusqu’à l’ardeur du tango. Pour habiter le personnage fantastique du Duende, qui présente la naissance de Maria « née un jour où Dieu était saoul et de mauvais poil », les comédiennes brésiliennes Melissa Vettore & Beatriz Sayard (issues de la Compania) déploient une force de conviction communicative, tantôt avec la véhémence d’artistes de rue, tantôt avec l’ironie appliquée aux propos masculinistes de l’auteur Ferrer. Leurs prestations s’effectuent souvent en mélodrame (du parlé sur la trame orchestrale).
Le poète argentin Borges, qui vécut son adolescence et ses dernières années dans la cité cosmopolite, confiait : « De toutes les patries intimes qu’un homme cherche à mériter au cours de ses voyages, Genève me semble la plus propice au bonheur. » Avec la production de Maria de Buenos Aires, le Grand Théâtre met dans le mille ! Aussi, ce soir de première, l’enthousiasme du public est sans limite : standing ovation lorsque le chef d’orchestre et le metteur en scène rejoignent les artistes et les techniciens sur scène.
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[1] Que Piazzola reprend dans l’Histoire du tango pour flûte et guitare.
Maria : Raquel Camarinha
La voix d’un payador : Inés Cuello
El Duende : Melissa Vettore & Beatriz Sayard
Francesco Lanciotti, Jessica Gardolin, Micol Veglia, Alessandro Facciolo, Andrea Cerrato, Caterina Pioa, acrobates et danseurs de la Compania Finzi Pasca
Orchestre de la Haute école de musique de Genève, Cercle Bach et Chœur de la Haute école de musique de Genève, dir. Facundo Agudin
Mise en scène et lumières : Daniele Finzi Pasca
Scénographie : Hugo Gargiulo, assisté de Matteo Verlicchi
Costumes : Giovanna Buzzi
Chorégraphie : María Bonzanigo
Maria de Buenos Aires
Opéra tango d’Ástor Piazzola, livret d’Horacio Ferrer, créé le 8 mai 1968 à Buenos Aires.
Grand Théâtre de Genève, Représentation du vendredi 27 octobre 2023.