Das Rheingold, Monnaie de Bruxelles, samedi 28 octobre 2023
C’est avec une nouvelle production du drame musical du Ring des Nibelungen que l’opéra de la Monnaie nous immerge dans le long voyage initiatique. Il nous emmènera au cours des deux prochaines saisons, des profondeurs terrestres du Nibelheim au monde des hommes
et des géants baignés par les éléments liquides et gazeux, en passant par les splendeurs flamboyantes et lumineuses du Walhalla, le domaine des dieux. Le duo de choc rassemblé pour l’occasion, Alain Altinoglu et Romeo Castellucci, est accompagné par un plateau vocal particulièrement homogène et prometteur. Ensemble, ils relèvent le défi de reprendre, après plus de trente ans d’absence dans ce théâtre, la fresque musicale de Wagner devant une salle comble.
Une mise en scène symbolique et raffinée mettant en exergue les origines grecques de la Tétralogie
Il convient tout d’abord de constater que différentes lectures foisonnent, sans pour autant épuiser le contenu du joyau de Wagner. Les interprétations mythologiques, politiques, sociologiques, philosophiques, symbolistes ou encore psychanalytiques permettent toujours d’entrevoir une partie ou une dimension de l’œuvre considérée, mais bien souvent au détriment des autres facettes. En n’excluant aucune de ces dimensions, Romeo Castellucci réussit avez beaucoup de succès un travail d’équilibriste dans sa nouvelle scénographie.
La mise en scène très épurée, à l’esthétique graphique particulièrement travaillée, comportait le risque d’appauvrir la compréhension du spectateur en la focalisant uniquement sur la part d’ombre des protagonistes. Il n’en est rien, bien au contraire ! Et c’est là tout le génie du plasticien italien.
Romeo Castelluci, familier des lieux, s’empare de l’essence de la source mythologique wagnérienne et projette ses visions avec beaucoup de poésie et de raffinement. Sa proposition est une totale réussite plastique. Il démontre sa parfaite connaissance de l’ouvrage et met en lumière le caractère symbolique de la cosmogonie de Wagner. Il réussit le tour de force magistral de captiver le spectateur avant même que la première note de musique n’ait retenti dans le théâtre. Le spectacle commence dans le noir absolu, comme le souhaitait le maitre dans son palais des festivals de Bayreuth. Le public assiste à la chute d’un gigantesque anneau, à la fois allégorie d’un monde creux dont la déchéance apparait comme certaine, et prophétie annoncée de la malédiction de l’anneau. Après de multiples oscillations, le cercle s’écrase contre le sol avec fracas. Le spectateur est donc averti de l’issue fatale du cycle, et ce, malgré toutes les actions collectives ou individuelles qui seront entreprises durant les 15 heures d’histoire à venir.
L’originalité de la proposition du metteur en scène tient dans l’idée de faire ressortir l’héritage et les influences grecques de la Tétralogie. Nous savons aujourd’hui qu’une des sources principales du Ring est héritée des tragédies d’Eschyle, dont Wagner reprend une grande partie du destin des personnages. Dans le second tableau, au domaine des dieux, des fragments de bas-relief antiques et des statues de nus mettent en lumière l’exaltation de la plastique parfaite de l’homme. Les dieux évoluent dans un équilibre instable sur une marée de corps nus se mouvant de façon constante et lente. Cette vision est à rapprocher du contexte de création de l’ouvrage. Wagner, figure observatrice de son temps, est fortement influencé par les élites intellectuelles et artistiques allemandes qui cherchent alors à faire renaitre l’esprit grec. Leur objectif était d’arriver à un même état de perfection afin d’aboutir à une forme d’universalisme. Comme son illustre modèle, Romeo Castellucci cherche, par ses propositions scéniques, à éveiller la sensibilité du public aux grandes questions existentielles par le truchement du mythe antique.
Une direction musicale dramatique et incarnée qui fait sans cesse progresser l’action
La responsabilité de lancer l’introduction d’un des plus extraordinaires opéras revient à Alain Altinoglu, le directeur musical de la Monnaie. Les notes envoûtantes, inoubliables, mystiques et originelles jaillissent dans le noir absolu comme sorties des entrailles de la terre. Ce fameux accord dans la tonalité de mi bémol majeur est répété sur cent trente-six mesures pour construire, à partir des contrebasses, toute la magie de l’opéra. L’orchestre s’allume progressivement et scintille à mesure de l’ajout successif des 8 cors, puis des motifs ondulant des violoncelles qui créent l’atmosphère des profondeurs du Rhin baignées par l’éclat de l’or.
Toujours avec pour modèle la tragédie grecque, Wagner donne à l’orchestre le rôle prépondérant du chœur antique. Porté par la baguette très sûre et affirmée du chef, la formation est tour à tour le soutien essentiel de l’action dramatique, le messager prophétique des évènements à venir ou le commentateur subtil des propos des personnages. L’équilibre entre l’orchestre et les voix est harmonieux malgré l’envergure orchestrale démesurée souhaitée par Wagner.
Un travail important a été fait autour des couleurs développées par l’orchestre notamment dans les différents leitmotivs. Alain Altinoglu arrive à dépeindre en quelques notes des atmosphères multiples. Le déchirant et sublime thème du renoncement à l’amour marque les esprits par l’émotion générée, alors que le chromatisme crépitant du thème du feu de Loge enthousiasme par sa virtuosité. C’est avec un large sourire et beaucoup de complicité avec le plateau que le chef impulse le caractère brut et imposant des géants. Enfin l’orchestre, impressionnant de maitrise, convainc la salle par la majesté et la tendresse de l’entrée des dieux au Walhalla. Portés par les harpes dessinant un arc-en-ciel scintillant, les personnages disparaissent tour à tour en basculant à la renverse dans une porte temporelle ouverte par Loge.
Le seul bémol de la soirée provient du thème de la descente au Nibelheim (où l’incroyable orchestration de Wagner sollicitait pour la première fois des enclumes), pour lequel on regrette le recours à une amplification…
De nombreuses prises de rôle réussies !
Une distribution internationale de fidèles interprètes déjà connus de la Monnaie a été rassemblée pour l’occasion. La maison d’opéra bruxelloise offre avec cette production l’occasion, pour la plupart d’entre eux, de faire leurs débuts dans les rôles de la Tétralogie.
Gabor Bretz, habitué des grands rôles de baryton-basse wagnériens, fait ses débuts dans le personnage de Wotan (il avait été Fasolt par le passé). Il campe une figure charismatique pleine d’autorité dont l’égo et les désirs sont pleinement assumés. La voix est pleine de musicalité et jamais forcée, bien que la projection soit parfois limitée, notamment lorsque le metteur en scène questionne le rapport au temps et remplace sur scène les dieux par des enfants. Probablement le signe d’une fatigue passagère légitime, la voix émise des coulisses passe parfois moins facilement que celle de ses confrères.
Double obscur de Wotan, Alberich constitue un personnage captivant qui concentre haine et fascination. La proposition de Scott Hendricks cherche à faire du nain une figure moins sombre et caricaturale. Le matériau vocal du baryton américain, aux couleurs plus claires et cuivrées, sert parfaitement cette volonté. Sa technique parfaite lui laisse toute latitude pour incarner un personnage très engagé physiquement, avec pour seul moteur l’envie viscérale d’assouvir son désir de sensualité, de pouvoir et de puissance. Véritablement enchainé et suspendu à l’anneau, il subit de la part de Wotan et Loge une véritable scène d’humiliation et de torture. Il est sali par les deux protagonistes qui déversent sur lui au sens propre comme au figuré toute la noirceur de leur âme.
La contralto canadienne Marie-Nicole Lemieux réalise en Fricka sa première incursion dans le répertoire wagnérien. On ressent à chaque phrase le travail important fait sur le rythme du texte et le sens des mots. Sa longue expérience de mélodiste confère un caractère particulier à son interprétation pleine de sensualité et de douceur. Elle fait aussi preuve d’autorité face aux caprices de son mari infidèle et absent qu’elle tente de ramener à la réalité. Pleinement convaincus pas ses moyens vocaux sublimes, nous aspirons donc à l’entendre sur la plus grande scène wagnérienne ou elle n’a encore jamais chanté.
Romeo Castellucci offre aux trois filles du Rhin, Woglinde, Wellgunde et Flosshilde, interprétées respectivement par Eleonore Marguerre, Jelena Kordic et Christel Loetzsch, la scène la plus réussie visuellement de la soirée. Elles illuminent les profondeurs du Rhin, tant par leur chant mélodieux et homogène, que par leur tenues dorées. Les naïades évoluent dans une grande sensualité, presque nues, le corps totalement enduit d’une magnifique matière dorée scintillante. Toujours en référence à la tragédie grecque, les solistes sont doublées par trois danseuses, allégories de la poésie, de la musique et de la danse. Entrelacées dans un ballet gracieux et sensuel, elles forment, une fois assemblées, l’or. Les reflets dorés de leur bodypainting s’effacent à mesure de l’avancée de la scène sous l’effet de la cascade de brume dont l’atmosphère humide est perceptible jusque dans la salle.
Nicky Spence (Loge) livre une prestation vocale sans faille, tant il est à l’aise dans tous les registres. Nous sommes par contre moins convaincus par la lecture que le metteur en scène propose du personnage de Loge. Parfaitement central dans l’or du Rhin, il est ici traité avec un regard décalé, souvent désinvolte, parfois à la limite de la caricature grotesque. Nous aurions souhaité une lecture plus fine de ce personnage complexe qui navigue entre les mondes. Il nous indique avoir allumé les fourneaux ayant permis de fondre l’or pour forger l’anneau mais aussi avoir sauvé Wotan de la honte par sa ruse. Le mépris auquel il fait face dans chacun des mondes qu’il traverse n’est malheureusement pas représenté sur scène.
Le Rôle d’Erda, personnage essentiel dans l’avancée du propos dramatique, revient à la mezzo-soprano française Nora Gubisch. Véritable incarnation de la nature, elle représente l’essence des choses, le savoir intuitif en perpétuel sommeil. On n’entrevoit que le buste de cette divinité qui apparait baignée de lumière dans une masse compacte, humaine, prenant partie du grand tout. Elle jouera un rôle décisif dans la progression de Wotan.
Les géants font une entrée magistrale et remarquée. Les deux basses Ante Jerkunica et Wilhelm Schwinghammer font résonner leurs deux voix aux graves abyssaux dans tout le théâtre, soutenues par les percussions précises de l’orchestre. L’effet sur le public est saisissant.
Anett Fritsch, seule allemande du plateau, propose une Freia discrète, sensible et aérienne. Ses deux frères, Donner et Froh délivrent une prestation sobre et convaincante. Les deux anglais, Andrew Foster-Milliams et Julian Hubbard ouvrent les portes du Walhalla et montrent le chemin aux dieux. La caractérisation du personnage de Mime qu’offre Peter Hoare est déjà intéressante ; nous aurons plaisir à le retrouver dans Siegfried l’année prochaine.
Cette nouvelle production présentée au théâtre de la Monnaie constitue donc une véritable réussite, tant sur le plan musical que scénique. L’alternance entre ombre et lumière, tant sur la scène que par l’aspect des personnages mis en avant, crée une pulsation qui fait progresser le drame. Le public nombreux et enthousiaste a assisté en cette magnifique soirée à la naissance d’une nouvelle génération d’interprètes de la Tétralogie, mais surtout à l’avènement d’Alain Altinoglu et de Romeo Castellucci, tous deux porteurs d’une véritable lecture personnelle et très poétique de l’œuvre. Nous serons donc au rendez-vous en janvier prochain pour La Walkyrie, première journée du Ring.
Wotan : Gábor Bretz
Donner : Andrew Foster-Williams
Froh : Julian Hubbard
Loge : Nicky Spence
Fricka : Marie-Nicole Lemieux
Freia : Anett Fritsch
Erda : Nora Gubisch
Alberich : Scott Hendricks
Mime : Peter Hoare
Fasolt : Ante Jerkunica
Fafner : Wilhelm Schwinghammer
Woglinde : Eleonore Marguerre
Wellgunde : Jelena Kordić
Flosshilde : Christel Loetzsch
Orchestre symphonique de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène, décors, costumes & éclairages : Romeo Castellucci
Dramaturgie : Christian Longchamp
Collaboration artistique : Maxi Menja Lehmann
Collaboration aux décors : Paola Villani
Collaboration aux costumes : Clara Rosina Straßer
Collaboration aux éclairages : Benedikt Zehm
Chorégraphie : Cindy van Acker
Das Rheingold (L’Or du Rhin)
Opéra allemand en un acte de Richard Wagner, créé à Munich le 22 septembre 1869
Bruxelles, La Monnaie, représentation du samedi 28 octobre 2023.