À Lièges, des CONTES fantastiques et émouvants
Liège, Les Contes d’Hoffmann, dimanche 19 novembre 2023
Vingt ans que Les Contes d’Hoffmann n’avaient pas été programmés à Liège : c’est dire si cette production, déjà applaudie à Lausanne et Tel Aviv, était attendue. À en croire l’accueil triomphal réservé à tous les artistes par le public, l’attente n’a pas été déçue !
Quels choix musicologiques pour une représentation scénique des Contes ?
L’épineuse question des choix musicaux à opérer se pose nécessairement dès qu’on se propose de monter Les contes d’Hoffmann. Contrairement à ce qui eut lieu à la création mais conformément au vœu initial d’Offenbach, c’est ici la version « opéra » et non « opéra-comiqe » qui est donnée, la suppression des dialogues parlés se justifiant par le côté international de la distribution (un ténor mexicain, une soprano anglaise, un baryton-basse uruguayen, une mezzo québécoise…). Impossible, quoi qu’il en soit, de ne pas tenir compte des avancées musicologiques ayant eu cours au tournant du siècle dernier. Mais connaissant l’habitude qu’avait Offenbach de supprimer certaines pages musicales au fil des répétitions afin de garantir à ses œuvres la plus grande efficacité dramatique possible, il est tout à fait envisageable de procéder à des coupures dans le vaste matériau musical mis au jour par les chercheurs. Encore faut-il que ces coupures soient cohérentes et qu’on ne mutile pas les plus belles pages de la partition ! C’est ici globalement le cas. Certaines suppressions (la reprise des Couplets bachiques ou de la passe d’armes entre Hoffmann et Lindorf lors du prologue, par exemple) ne prête selon nous pas à conséquence… On déplore cependant, ici ou là, certains choix : la disparition de la réplique où Nathanaël présente les femmes aimées par ses amis étudiants et la réponse que lui fait Hoffmann, ou la reprise du trio Crespel/Hoffmann/Miracle, pourtant si efficace dramatiquement. Le douloureux chœur qui ouvre le dernier acte (« Folie ! Oublie tes douleurs ! ») est comme (presque) toujours omis… Enfin, la succession, sans aucune transition, des couplets bachiques et de l’air de Giulietta est un peu curieuse, tout comme le choix de la version Choudens pour finir l’acte de Venise, même si l’on se réjouit que le rôle de la courtisane – à qui on offre enfin l’opportunité de chanter ses virtuoses et insidieux couplets – soit heureusement confié à un soprano et non à un mezzo. Mais dans l’ensemble la version est musicalement séduisante et, servie par une équipe de qualité, séduit sans réserve un public extrêmement attentif pendant les trois heures de musique qui lui auront été offertes.
Une distribution équilibrée
Dans le rôle-titre, particulièrement long et lourd, Arturo Chacón-Cruz ne démérite pas – et on lui sait gré d’avoir sauvé les représentations après le forfait de Celso Albelo. Si le timbre possède une couleur assez originale, il manque cependant à cette interprétation une part de fragilité, cette « fêlure » qui rend certaines interprétations si attachantes. Certains trouveront peut-être qu’Erwin Schrott en fait beaucoup dans ses différentes incarnations du Diable, mais il faut reconnaître qu’il brûle les planches et brosse un quadruple portrait satanique convaincant, sauf peut-être en Miracle où son souci d’expressivité le pousse à négliger le chant qu’il remplace ici ou là par un quasi parlando (par exemple dans la phrase particulièrement tendue : « N’as-tu pas entendu, dans un rêve orgueilleux… »). Julie Boulianne remporte quant à elle un très beau succès dans le double rôle de Nicklausse/la Muse, qu’elle incarne avec sensibilité et brio (superbe interprétation de « Vois sous l’archet frémissant… »). Les rôles plus secondaires, enfin, s’acquittent de leur tâche avec professionnalisme.
Un trio brillant
Mais si la réussite du spectacle est avant tout collective, trois noms pourtant expliquent avant tout ce très grand succès.
Giampaolo Bisanti tout d’abord, qui livre du chef-d’œuvre d’Offenbach une lecture constamment inspirée, pensée, sensible. Dès les premières mesures du prélude, à la fois incisives et nuancées, on se doute que rien ne sera laissé au hasard dans la lecture du chef, et que sa sensibilité aura toutes les chances de s’accorder à celle du musicien français. Rapidement, de nombreux exemples viennent confirmer cette impression : le chant du violoncelle merveilleusement lyrique qui accompagne la lecture de la lettre de Stella par Lindorf, les mesures passionnées de l’orchestre qui accompagnent l’entrée en scène d’Hoffmann… Par la suite, à quelques détails près (certains tempi parfois un peu rapides, par exemple dans « Ange du Ciel »), nous aurons constamment le sentiment que le chef italien comprend les intentions profondes du musicien et trouve le juste et délicat équilibre entre tendresse et humour, ironie et sincérité, lyrisme et pudeur qui caractérise son écriture. Les chœurs se sont montrés comme toujours d’une grande implication (malgré certains petits décalages dans le prologue, qui se « caleront » sans doute au fil des représentations), et l’orchestre ne fait que confirmer les progrès constants constatés ces derniers temps.
Jessica Pratt, grande habituée de l’œuvre (elle vient d’interpréter les quatre rôles féminins à Sydney dans la mise en scène de Michieletto qui ouvrira vendredi prochain la nouvelle saison de la Fenice) et, pour mémoire, les avait déjà chantés à Bordeaux en 2018), triomphe. Dans une forme vocale éblouissante, elle suscite bien autre chose que de simples rires « mécaniques » en Olympia, dont elle dresse un portrait presque inquiétant, parfaitement en phase avec la mise en scène ; elle émeut en Antonia, avec notamment une « Chanson d’amour » susurrée, frémissante d’émotion (le moment où Antonia, en chantant « Combien de temps vivra-t-elle ? », prend subitement conscience que sa propre fin est proche, est bouleversant) ; Giulietta éblouit, avec un « L’Amour lui dit : La belle » (fort heureusement rétabli !) diabolique de précision. Une artiste qui semble parvenue au sommet de son art, et dont attend les premières Norma avec impatience.
La mise en scène de Stefano Poda, enfin, est extrêmement intéressante. La scénographie, tout d’abord, est très séduisante. Nous sommes dans un cabinet de curiosités ou s’entassent des œuvres antiques : sans doute s’agit-il d’une allusion à la grécomanie qui frappe l’Allemagne romantique dans les premières décennies du XIXe siècle… Hoffmann lui-même n’écrivit-il pas deux contes grecs (« Les Méprises » et « Les Mystères ») ? Du reste, les contes sollicités par Barbier dans son livret ont également à voir avec divers mythes antiques (Pygmalion et Pandore pour le thème de la créature artificielle – Pandore ayant par ailleurs été dotée par Hermès de l’habileté à mentir et de l’art de la persuasion, deux attributs qui caractérisent Giulietta ; Phryné, citée à l’épilogue ; Euterpe et Erato, dont la Muse est un avatar lointain…). Mais ces vestiges des temps passés sont aussi le symbole de notre obsession à préserver les souvenirs, à refuser le terme inéluctable fixée à toute vie terrestre, et à faire revivre par tous les moyens ce qui n’est plus. À l’acte d’Antonia, les vitrines dans lesquelles sont exposées des statues représentant d’illustres gloires passées du chant lyrique (d’Isabelle Colbran à Maria Callas, ou… Angela di Angeli, mère d’Antonia, dont la plaque funéraire nous apprend qu’elle naquit en 1966 et mourut en 2022) est une représentation particulièrement saisissante de cette obsession, avec également les phonographes qui jonchent le sol. Mais ce qui saisit avant tout le spectateur, c’est cette vitrine restée vide, semblant attendre sa proie et portant simplement cette indication glaçante : « Antonia di Angeli, 1996-… ».
Ces vitrines trouvent un équivalent dans les autres actes, assurant à la lecture de Stefano Poda une belle cohérence : pendant l’acte d’Olympia, elles renferment des allégories de personnages ou d’œuvres hoffmannesques, et notamment des créatures surnaturelles (Undine, l’Homme au sable) ou artificielles (« Les Automates ») ; pendant l’acte de Giulietta, ce sont les représentations de courtisanes célèbres qu’elles renferment (Violetta, Thaïs, Phryné,…), donnant au spectateur la dérangeante impression de contempler le corps de prostituées exposées dans des vitrines. C’est probablement dans ce caractère dérangeant, mais aussi inquiétant, omniprésent dans cette mise en scène, que réside la force du spectacle : loin de ne s’adresser qu’à notre intellect (comme tant de mises en scène plus ou moins récentes, situant l’œuvre tantôt dans un asile d’aliénés, tantôt dans un studio d’enregistrement, ou sur le plateau d’un tournage, ou dans les coulisses d’un théâtre), la vision proposée par Poda n’oublie jamais les dimensions fantastique et émouvante de l’œuvre, trop souvent délibérément occultées par les metteurs en scène, et renoue enfin avec « l’inquiétante étrangeté » qui la caractérise et que Freud mettait au cœur de « L’Homme au sable », celui des Contes nocturnes qui inspira l’acte d’Olympia.
Le spectacle, en cette matinée de première, remporte en tout cas un succès éclatant : on pourra l’applaudir à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège jusqu’au samedi 2 décembre.
Retrouvez ici Jessica Pratt en interview !
Hoffmann : Arturo Chacón-Cruz
Olympia / Antonia / Giulietta / Stella : Jessica Pratt
Lindorf / Coppélius / Docteur Miracle / Dapertutto : Erwin Schrott
La Muse / Nicklausse : Julie Boulianne
Luther / Crespel : Luca Dall’Amico
Andrès / Cochenille / Frantz / Pitichinaccio : Vincent Ordonneau
Hermann : Samuel Namotte
Spalanzani : Valentin Thill
La Voix de la mère : Julie Bailly
Schlemil : Roger Joakim
Nathanaël : Jonathan Vork
Orchestre et chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie : Stefano Poda
Les Contes d’Hoffmann
Opéra en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après la pièce homonyme de Jules Barbier et Michel Carré (d’après Hoffmann), créé le 10 février 1881 à l’Opéra-Comique.
Opéra Royal de Wallonie-Liège, représentation du dimanche 19 novembre 2023.