Bergame, Il diluvio universale, 17 novembre 2023
Belle redécouverte à Bergame, portée par une exécution musicale soignée, mais quelque peu gâchée par des images trop envahissantes.
Une œuvre rarissime
Dans le grand portrait du compositeur de Bergame peint parFrancesco Coghetti en 1832, derrière un Gaetano Donizetti au regard fiévreux semblant déjà annoncer la folie dont il souffrira bientôt, sur le piano, se trouvent cinq volumes. Il s’agit d’Anna Bolena, L’esule di Roma, L’elisir d’amore et Olivo e Pasquale, œuvres de la période 1827-1832. Le premier volume, un peu plus petit et appuyé comme un serre-livres contre les autres, est Il diluvio.
Un titre d’oratorio sacré, Il Diluvio Universale de Michelangelo Falvetti (1682) sur un texte de Domenico Gilardoni tiré de la tragédie homonyme de Francesco Ringhieri (1783-88), devient une « action sacrée tragique en trois actes » que Donizetti met en musique et présente au Real Teatro di San Carlo de Naples le 6 mars 1830. Il s’agit donc d’une œuvre devant être jouée pendant la période du Carême, où les théâtres napolitains restent ouverts, mais sans les bals habituels et uniquement avec des œuvres à sujet biblique. Cela avait déjà été le cas douze ans plus tôt avec Mosè in Egitto de Rossini, dont la prière de l’acte III, « Dal tuo stellato soglio« , fait écho ici à la prière de l’acte II de Noé « Dio tremendo, omnipossente« , un air solennel soutenu par une harpe biblique.
Mayr, le maestro de Donizetti, s’était également adapté à ces contraintes en présentant son Atalia en 1822 au San Carlo. Dans ce sous-genre, les histoires sacrées de la Bible se mêlent aux histoires profanes et privées des personnages, ici l’antagonisme entre Noé et Cadmus (le beau-père de Japhet dans la tragédie de Ringhieri) qui s’oppose à la foi du patriarche, et les « triangles amoureux » empruntés à quelque tragédie, comme l’écrit Donizetti.
Riccardo Frizza, expert en la matière...
La présence de la légendaire basse Luigi Lablache dans le rôle de Noé témoigne de l’importance accordée à cet opéra, dont les débuts ont été marqués par quelques imprévus et un accueil controversé, et qui ne fut repris que sept fois au cours de la saison. Quatre ans plus tard, Il diluvio universale a été créé à Gênes dans une nouvelle version, mais a ensuite disparu du répertoire. Après plus de 190 ans, le Festival Donizetti Opera 2023 présente la version originale napolitaine sous la baguette experte de Riccardo Frizza, qui redonne vie à cette œuvre à la structure particulière, composée de quelques numéros où alternent chorals solennels, concertati, arias et cabalettes, ces dernières étant confiées aux seuls trois personnages principaux. Si la comparaison avec le chef-d’œuvre de Rossini est inévitable, il est également vrai que l’œuvre de Donizetti anticipe Nabucco, l’opéra à sujet biblique de Verdi. La musique du Diluvio est cependant 100% donizettienne, tout comme l’invention mélodique, le traitement orchestral et celui des voix. Typique de l’époque est la méthode de l’auto-emprunt avec des passages qui seront utilisés par le compositeur dans des œuvres ultérieures : une section de l’ouverture se retrouvera dans Anna Bolena (décembre 1830) ; un chœur sera repris dans Gianni di Parigi (1839) et un hymne deviendra la marche de La fille du régiment (1840) !
Interviewé par Alberto Mattioli dans le cadre du programme, le maestro Frizza a souligné que le compositeur bergamasque était le précurseur de tendances qui se manifesteront plus tard, tel le mélange de composantes publiques et privées typique du grand-opéra qui commençait à s’imposer dans ces années-là en France. La qualité de la partition est clairement soulignée par le chef d’orchestre de Brescia qui, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra Donizetti, propose une lecture vivante, avec des moments instrumentalement particulièrement précieux – la harpe a déjà été mentionnée, mais de nombreux autres instruments émergent à leur tour dans des interventions solistes telles que la clarinette qui introduit la scène d’Ada. À défaut de pouvoir faire des comparaisons, son choix de tempi et de niveaux sonores nous a semblé apte à mettre en valeur cette musique certes inconnue, mais qui sonne paradoxalement familièrement à nos oreilles en dépit de son originalité.
Une distribution soignée
La distribution a été établie avec soin : Noé est confié à la basse Nahuel di Pierro, aussi autoritaire dans les grands declamati que dans les moments plus chantants. Elégante et noble, sa prestation vocale tirerait cependant profit d’un travail supplémentaire sur le mot. À l’opposé, le Cadmo d’Enea Scala est clairement rossinien par sa tessiture élevée et ses agilités à toute épreuve, magnifiquement assumées. Le personnage s’exprime souvent par des cavatines enragées, comme dans la sixième scène du premier acte : « Donna infida ! E ancora respira ! » suivi immédiatement de « Né col sangue degl’indegni | l’ira mia si estinguerà« . Le ténor sicilien se montre à l’aise dans les rôles de méchant et convaincant par sa présence sur scène. Plus varié est le rôle de Sela, que Giuliana Gianfaldoni s’approprie avec un beau legato et des coloratures précises. Elle est la protagoniste de la pièce, déchirée entre sa loyauté envers son mari, son amour pour son fils et pour Dieu. Trahie par ceux qu’elle croyait fidèles, elle est la véritable victime et meurt tragiquement seule. La jeune soprano tarantaise confirme ici aussi les dons vocaux et expressifs qu’elle a révélés lors de ses dernières prises de rôle. Les trois fils de Noé trouvent des interprètes appropriés en Nicolò Donini (Jafet), Davide Zaccherini (Sem) et Eduardo Martínez (Cam), ce dernier étant un élève de la Bottega Donizetti des jeunes artistes. Les épouses ont les voix de Sabrina Gárdez (Tesbite) également élève de la Bottega, Erica Artina (Asfene) et Sophie Burns (Abra). Wangmao Wang est Artoo tandis qu’Elena Pepi, une autre élève de la Bottega, fait preuve d’une présence scénique nonchalante et d’une voix intéressante dans le rôle de la rivale Ada. Le chœur de l’Accademia Teatro alla Scala, dirigé par Salvo Sgrò, est excellent et constitue presque un personnage à part entière en raison de l’importance qui lui est dévolue et de l’engagement qu’il requiert. La partie chorale, déjà étendue ici, le sera encore plus dans la version génoise.
Des images encombrantes
La mise en scène de cette rareté donizettienne est confiée à MASBEDO, un duo artistique formé par Nicola Massazza et Iacopo Bedogni, qui combinent plusieurs langages artistiques. Leur reviennent ici la conception du spectacle, la mise en scène et les costumes. Dès l’extérieur du théâtre, les spectateurs sont accueillis par un groupe de jeunes gens vêtus de Mackintoshes colorés et par des écrans diffusant des images des profondeurs de la mer. Nous les retrouverons sur la scène pour nous rappeler la dévastation que nous infligeons à nos océans avec des filets de pêche abandonnés qui polluent les fonds marins et deviennent un danger pour les espèces animales. La lecture des metteurs en scène s’inscrit dans un discours plus large sur l’exploitation de l’environnement et le changement climatique catastrophique qui en résulte.
Le spectacle donne à voir d’un côté le prophète biblique annonçant le déluge comme punition divine, de l’autre l’apathie de Cadmus qui ne veut pas écouter la menace et dans la cour duquel on mange, on boit et on agit sans avoir conscience d’une mort imminente qui approche, tout comme celles et ceux qui aujourd’hui ne se soucient nullement d’éventuels bouleversements futurs et qui choisissent exclusivement de vivre dans le présent. Dans la scénographie de 2050+, nous assistons au dernier repas de l’humanité, autour d’une longue table située dans une cage métallique représentant un monde faussement protégé. Cette même cage devient dans le finale l’arche du salut. Un élément essentiel de la mise en scène réside dans la captation en direct de ce qui se passe : comme dans le film Festen de Thomas Vintherberg, les réalisateurs sont sur scène tels des invités prenant part à ce dîner élégant, et volent les images qui sont projetées en temps réel sur un énorme mur de LED. Sur ce même écran, des images de catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme défilent également, et leur impact visuel est si fort qu’elles détournent l’attention de la musique, au point que l’on ferme les yeux pour se concentrer sur l’élément sonore, ici écrasé par l’impact visuel. Le contraste entre la performance statique, presque oratoire, et le flot d’images encombrantes est si violent qu’à la fin, on en ressort décidément abasourdi… C’est pourquoi, après avoir chaleureusement salué les créateurs de la musique, le public a exprimé un désaccord retentissant à l’égard des responsables de la mise en scène.
Noè : Nahuel Di Pierro
Jafet : Nicolò Donini
Sem : Davide Zaccherini
Cam : Eduardo Martínez*
Tesbite : Sabrina Gárdez*
Asfene : Erica Artina
Abra : Sophie Burns
Cadmo : Enea Scala
Sela : Giuliana Gianfaldoni
Ada : Maria Elena Pepi*
Artoo : Wangmao Wang
*Élèves de la Bottega Donizetti
Orchestra Donizetti Opera, dir. Riccardo Frizza
Chœur de l’Académie du Teatro alla Scala, dir. Salvo Sgrò
Conception, mise en scène et costumes : MASBEDO
Dramaturgie visuelle : Mariano Furlani
Décors : 2050+
Mouvements scéniques : Sabino Civilleri et Manuela Lo Sicco
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Il diluvio universale
Opéra (azione tragica-sacra) en trois actes de Gaetano Donizetti, livret de Domenico Gilardoni, créé au Teatro San Carlo de Naples le 6 mars 1830
Édition critique de la version de Naples publiée par Edoardo Cavalli © Fondazione Teatro Donizetti
Festival Donizetti de Bergame, représentation du vendredi 17 novembre 2023.