Ouverture de saison prestigieuse à la Fenice, en présence du Président de la République italienne, avec une production des Contes d’Hoffmann signée Damiano Michieletto fort applaudie !
Il existe tellement de versions possibles des Contes d’Hoffmann (voyez ici le dossier que Première Loge a consacré à l’ouvrage) que chaque nouvelle production est un cas en soi. Mort avant d’avoir pu le terminer, Jacques Offenbach a laissé son dernier chef-d’œuvre inachevé et des légions de musicologues ont tenté de le reconstituer, chacun donnant de l’œuvre une version différente et parfois contradictoire.
Nous étions donc très curieux de découvrir la très attendue représentation vénitienne confiée initialement au raffiné violon solo Antonello Manacorda, mais le chef turinois a malheureusement dû renoncer pour cause de maladie et a été remplacé au dernier moment par celui qui avait dirigé le même titre il y a quelques mois à la Scala, Frédéric Chaslin. Le chef français a sauvé la mise – l’ouverture de la saison risquait d’être annulée – et nous lui en sommes tous reconnaissants, mais il a manifestement répété ce qu’il avait fait la saison passée à la Scala et n’a pas été vraiment enthousiasmant : une direction routinière, générique et sans grande subtilité.
Le chef avait dirigé pour la première fois ce même opéra à Venise en 1994 ; cette fois-ci, a-t-il dit, c’est sa 732e exécution du chef d-d’œuvre d’Offenbach ! Chaslin affirme être un profond connaisseur de l’opéra dans toutes ses versions et essaie de créer la sienne, un mélange de Choudens et d’Oeser – avec de nombreuses coupures : par rapport à l’édition » originale » de plus de quatre heures, il y a ici 2 heures et 35 minutes de musique réparties en une première partie de 1h10′ (prologue et acte I), une deuxième de 50 minutes (acte II) et une troisième de 35 minutes (acte III et épilogue). Dans cette édition, le finale est dramaturgiquement encore moins convaincant et le personnage de Giulietta mal défini.
Presque en même temps que l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, qui l’a monté avec Stefano Poda, et en attendant la reprise de la production de Robert Carsen à l’Opéra de Paris dans quelques jours, la mise en scène des Contes d’Hoffmann est ici confiée au Vénitien Damiano Michieletto, qui aborde cet opéra fantastique avec sa personnalité toute particulière. Dans sa lecture, le poète Hoffmann est un vieil homme plus ou moins enfermé dans une auberge, qui commence à écoquer les fantômes de son passé, les trois aventures amoureuses qu’il a vécues avec trois femmes différentes dans trois villes différentes : à Paris, Olympia ; à Munich, Antonia ; à Venise, Giulietta. Ces trois figures se confondent avec celle de la chanteuse Stella, qui chante Anna de Don Giovanni à ce moment-là à Nuremberg, où se déroule l’action du présent. Olympia représente le premier amour, celui de du temps de l’école, et c’est d’ailleurs dans une école que Michieletto situe l’épisode de la poupée mécanique – comme il l’avait fait dans sa Flûte enchantée – où Spalanzani est le professeur et Cochenille le concierge. La valse dans laquelle est entraîné Hoffmann, un jeune homme en culottes courtes, est une leçon de gymnastique avec des cerceaux, et le spectacle de la poupée mécanique se déroule sur une danse de nombres et de symboles mathématiques qui se détachent du tableau noir et tombent en pluie du plafond. L’univers surréaliste se confond ici avec un regard nostalgique sur l’amour adolescent.
Le deuxième acte se déroule également dans une école, mais de danse cette fois. En effet, pour Michieletto, Antonia n’est pas une chanteuse, mais une danseuse alitée – comme dans sa Cendrillon à Berlin ou la Rusalka de Christof Loy. Malgré une tonalité très dramatique, ce tableau prend des couleurs joyeuses grâce à la présence de petites ballerines en tutu qui se moquent de Frantz, un maître de ballet caricatural. Le contraste est fort entre humour et pathétisme avec la mort d’Antonia incitée à danser par le diabolique Docteur Miracle. Hoffmann est ici un jeune homme dans la deuxième phase de sa vie, plus amoureux de l’idée de l’amour que de la pauvre jeune fille.
On retrouve Hoffmann en homme mûr et sans illusions au troisième acte, moqué par la belle Juliette qui l’emprisonne dans un miroir après que le médecin chargé des pestiférés a marqué sa poitrine d’un X (seule référence visible à la ville de Venise dans lequelle se déroule l’histoire). Dans l’épilogue, tous les personnages reviennent, concluant l’histoire de manière un peu fellinienne : les esprits du vin et de la bière, les trois diables en paillettes, Nicklausse l’esprit victorieux aux ailes iridescentes, les trois femmes aimées. Dans sa robe de bal, son boa d’autruche et sa perruque rouge flamboyante, la diva Stella s’avère n’être autre chose qu’une ultime représentante du mal, sa dernière incarnation après Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto.
La morale du livret, selon laquelle il vaut mieux se fier à l’art plutôt qu’au caractère éphémère des sentiments amoureux, est affirmée avec une ironie moqueuse dans ce spectacle que Michieletto a conçu avec son équipe talentueuse habituelle, notamment Paolo Fantin pour une scénographie toujours surprenante, ici un décor dans lequel sont aménagées des ouvertures rectangulaires, les « trous de mémoire d’Hoffmann », d’où descendent des objets ou de la lumière, toujours admirablement recréés par Alessandro Carletti. Avec les magnifiques costumes de Carla Teti et la chorégraphie ironique de Chiara Vecchi, ils contribuent tous à la création d’un spectacle d’une grande beauté visuelle qui grandit d’acte en acte jusqu’à l’intense épilogue final.
Si Jessica Pratt était (comme à Liège) la seule interprète des trois personnages féminins dans la production australienne aujourd’hui reprise (le spectacle est coproduit par Sydney, Londres et Lyon), il y a ici trois chanteuses, très différentes dans leur personnalité et leur vocalité. Rocío Pérez, à l’agilité gracieuse, au timbre lumineux, est une Olympia moins mécanique qu’à l’accoutumée, plus sympathiquement humaine (la soprano espagnole a déjà été applaudie en France en Nannetta à Nice ou en Gilda à Nancy) . L’implication émotionnelle de Carmela Remigio dans le personnage d’Antonia est admirable mais la vocalité l’est un peu moins avec une ligne discontinue, parfois mise en difficulté par la langue française, et la présence de certains sons fixes. Le rôle de Giulietta, ici réduit, est confié à l’élégance de Véronique Gens. La Muse et Niklausse, dans cette production, sont confiées à deux interprètes différentes : Paola Gardina est une Muse ironique avec un sac de sport à la Mary Poppins, tandis que l’expressivité et la vocalité assurée de Giuseppina Bridelli dans le rôle de Nicklausse forcent l’admiration.
Déjà deux fois Faust à Venise, et les deux fois avec Chaslin, Iván Ayón Rivas fait ses débuts dans le rôle éponyme, dessinant un Hoffmann attachant, au timbre lumineux et au squillo affirmé. Sur le plan scénique, il est également plus convaincant qu’à l’accoutumée. Les quatre identités différentes du méchant trouvent en Alex Esposito un interprète exceptionnel grâce à une projection vocale impressionnante, un timbre riche en harmoniques, une articulation des phrases digne d’un manuel et une diction parfaite. À cela s’ajoutent les compétences d’un authentique acteur. Les rôles diaboliques conviennent sans aucun doute au baryton bergamasque, qui a à son actif les personnages de Méphistophélès dans La Damnation de Faust de Berlioz et Faust de Gounod. Didier Peri couvre également quatre rôles – Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio -, le maître de ballet Frantz étant particulièrement savoureux. François Piolino campe un Spalanzani ahuri, Christian Collia est Nathanaël, Yoann Dubruque incarne avec talent les rôles d’Hermann et de Schlémil, tandis que Francesco Milanese est un peu effacé en Luther et Crespel. Federica Giansanti est la voix de la mère d’Antonia, qui, ici, est danseuse comme sa fille. Le chœur dirigé par Alfonso Caiani offre une bonne performance.
Le public a chaleureusement applaudi tous les artistes et le Président de la République, dont la présence a également permis d’écarter le risque de grève. On ne pouvait espérer mieux.
Hoffmann : Ivan Ayon Rivas
La Muse : Paola Gardina
Nicklausse : Giuseppina Bridelli
Lindorf, Coppélius, Le docteur Miracle, Dapertutto : Alex Esposito
Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio : Didier Pieri
Olympia : Rocío Pérez
Antonia : Carmela Remigio
Giulietta : Veronique Gens
La Voix : Federica Giansanti
Nathanaël : Christian Collia
Spalanzani : François Pi : olino
Hermann/Schlemill : Yoann Dubruque
Luther, Crespel : Francesco Milanese
Orchestra e Coro del Teatro La Fenice, dir. Frédéric Chaslin (chef de choeur : Alfonso Caiani)
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Carla Teti
Lumières : Alessandro Carletti
Chorégraphie : Chiara Vecchi
Les Contes d’Hoffmann
Opéra en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après la pièce homonyme de Jules Barbier et Michel Carré (d’après Hoffmann), créé le 10 février 1881 à l’Opéra-Comique.
Représentation du vendredi 24 novembre 2023, Venise, La Fenice