Einstein on the Beach immersif à la Grande Halle de la Villette
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, la Grande Halle de la Villette accueille pour 4 représentations la production flamboyante du poème opératique de Philip Glass par la metteuse en scène Suzanne Kennedy et le plasticien Markus Selig.
Créé au Festival d’Avignon en 1976, l’anti-opéra de Philip Glass et de Bob Wilson Einstein on the Beach trouve dans la production du duo allemand Suzanne Kennedy et Markus Selig (à l’initiative du Théâtre de Bâle) une nouvelle incarnation, à la fois fidèle et contrastée par rapport à la mise en scène originelle. Contrastée d’abord, avec des modifications dans le livret et des textes restructurés ou improvisés, un spectacle réduit en durée (3h30), une esthétique qui troque le rigorisme esthétique de Bob Wilson pour une explosion de couleurs et de mouvements, et l’ouverture à la projection vidéo qui englobe l’espace scénique (des écrans positionnés sur le devant à l’arrière de la scène jusqu’aux textures de lumière sur les différents objets), entre paysages naturels en timelapse et défilement ininterrompu de structures mathématiques dans une répétition hypnotique accordée avec la musique.
L’aspect performatif de l’œuvre trouve une nouvelle dimension et c’est chose heureuse. Si Bob Wilson avait autorisé le public à entrer et sortir de la salle à sa guise, Suzanne Kennedy et Markus Selig vont en effet plus loin en brisant le 4e mur et en permettant au public d’accéder à la scène et au plateau circulaire sur lequel se déploie « l’intrigue » pour vivre « leur » expérience du spectacle. Ce dispositif trouve toute sa pertinence avec un engagement des publics nouveau, d’abord pudique vis-à-vis de cette transgression apparente, jusqu’à ce la moitié de salle troque les fauteuils de l’estrade pour la scène au cours de la représentation ! Les danseurs et chanteurs se faufilent entre les corps assis ou allongés, surprenant l’un et l’autre par des arrivées saugrenues ou interagissant avec eux dans de mystérieux jeux de regard. Cette ouverture heureuse au public contribue activement à rendre les tableaux plus dynamiques face aux répétitions des motifs musicaux et en l’absence d’une narration à l’œuvre.
Cette production renoue toutefois avec celle de Wilson par une consécration du mythe d’Einstein, à travers une atmosphère de rituel divinatoire, que déploient, outre la musique répétitive d’inspiration hindouiste de Philip Glass, les chorégraphies chamaniques des 6 danseurs, tantôt recueillies, tantôt compulsives et ouvertes sur la transe, les étonnants extraits littéraires diffusés sur enceinte et interprétés en synchronisation labiale, ou la présence d’une énigmatique chèvre au collier vert fluo, consacrée sur l’autel d’une mystique dont le mystère restera tout entier tout au long du spectacle.
Il faut saluer en premier lieu l’endurance de l’ensemble des chanteurs et instrumentistes de la soirée qui vont, plus de 3h30 durant, braver les structures inlassablement répétitives aux changements de carrures rythmiques incessants. L’enjeu est mathématique avant tout autre chose, ce qu’évoque la direction d’André de Ridder, dont la battue rigoureuse de la main droite est complétée par une main gauche qui rappelle par 1, 2 ou 3 doigts la position dans la partition. Des écrans sont en outre disposés tout autour de la scène afin d’accompagner les chanteurs au fil des mouvements du plateau, ces derniers alternant rigoureusement le regard du livret à l’écran.
Les deux paires de solistes (Alfheiđur Erla Guđmundsdóttir et Emily Dilewski, Sonja Koppelhuber et Nadia Catania) et l’ensemble vocal Basler Madrigalisten, composé de 12 musiciens, défendent sans relâche leurs parties avec une précision globalement très satisfaisante. Cette obsession mathématique trouve une incarnation dans un son frontal et « désubjectivisé », à tendance robotique. Des écarts en justesse et de rythme à l’échelle individuelle seront inévitables, sans faire perdre au groupe son homogénéité. Cela n’empêchera pas de très émouvantes nuances lors des différents kneeplays depuis les passages de recueillement jusqu’aux incantations à gorge déployée, à l’instar du final véritablement lyrique, qui précède un ultime « One, two, three, four » à donner le frisson par sa sensibilité et son homogénéité, les chanteurs dispatchés autour de la scène puis se dissipant à l’instar du flux sonore qui s’éteint petit à petit. Cette intensité vocale doit beaucoup à un subtil travail de spatialisation en direct, contribuant au caractère englobant et hypnotique des parties lyriques, dont profitera la délicieuse mélopée de la soprano Alfheiđur Erla Guđmundsdóttir, aérienne et hors du temps, lors d’un ultime rituel, sous la forme d’une procession mortuaire, à la fin de l’ouvrage.
En fosse, sur le devant de la scène, les 7 musiciens de l’Ensemble Phoenix Basel vont assurer une performance sobre, méticuleuse, mais redoutablement efficace. En particulier, Diamanda Dramm, violon solo, offrira une prestation remarquée à travers une présence scénique magnétique constituant un fil rouge du spectacle, et un jeu à l’instrument à la fois précis et légèrement nonchalant, pris entre la rigueur rythmique et une grande liberté de timbre.
Les interprètes seront abondamment applaudis, le bravi fusant face à une expérience opératique singulière, mais profondément intrigante et hypnotique aux expérimentations heureuses sur l’engagement des publics.
Ensemble Phoenix Basel, dir. André de Ridder, Jürg Henneberger
Conception, mise en scène : Susanne Kennedy
Conception : Markus Selg
Danse : Suzan Boogaerdt, Tarren Johnson, Frank Willens, Tommy Cattin, Dominic Santia, Ixchel Mendoza Hernandez
Diamanda Dramm, violon
Alfheiđur Erla Guđmundsdóttir, Emily Dilewski, soprano
Sonja Koppelhuber, Nadia Catania, mezzo-soprano
Ensemble vocal Basler Madrigalisten
Einstein on the beach
Opéra en quatre actes pour ensemble, chœur et solistes, de Philip Glass et Robert Wilson, livret de Christopher Knowles, Samuel M. Johnson, Lucinda Childs, créé le 35 juillet 1976 au Festival d’Avignon.
Philharmonie de Paris, représentation du jeudi 23 novembre 2023