Sous la direction fine de Robert Tuohy à la tête d’un orchestre national Avignon-Provence en très bonne forme, l’Opéra d’Avignon a présenté le vendredi 24 novembre les deux courts opéras de Ravel, L’Heure espagnole, aux accents de comédie musicale et L’Enfant et les sortilèges, fantaisie lyrique.
Mise en scène séduisante + exécution musicale de qualité = public conquis !
Si L’Heure espagnole, créée en 1911 à l’Opéra-Comique semble ne pas avoir grand-chose à voir avec L’Enfant et les Sortilèges, créé 24 ans plus tard, le style inimitable de Ravel s’y reconnaît immédiatement. Le compositeur transgresse impudemment les codes musicaux, tantôt à partir du livret de Franck Nohain, tantôt à partir de celui de Colette. Ici, L’Heure espagnole est jouée en coproduction avec les Opéras de Tours, de Monte-Carlo, ainsi qu’avec l’Opéra Royal de Wallonie. L’Enfant et les Sortilèges est une production de l’Opéra de Monte-Carlo.
Anne-Catherine Gillet chante et joue Concepcion avec une incroyable aisance. Sa voix tinte jusqu’aux aux nues dans les aigus ! Elle rayonne par ailleurs dans l’aspect théâtral que requiert l’œuvre, et sa capacité à moduler sa voix en fonction des styles musicaux qui se succèdent et des influences diverses, pourtant étrangères, à l’origine, au cadre lyrique classique, est remarquable.
Kaëlig Boché a le rôle du mari trompé, Torquemada, alias « Totor ». Malgré son rôle peu enviable sur le plan dramatique, sa prestation est brillante. Il parvient à allier effets jazzy, maniérisme, affectation, glissendi et pioche dans la palette des outils vocaux tout ce qui pourrait parfaire son rôle. Avec les deux chanteurs principaux, le décor est planté, le vaudeville est lancé et les codes de la musique sont mêlés, réinventés, juxtaposés dans une œuvre baroque, indéfinissable, que Ravel voulait proche des « opérettes américaines ».
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, assisté par Vanessa d’Ayral de Sérignac, est ludique et toute en trompe-l’œil, de multiples horloges sont accrochées au mur et dans deux d’entre elles des amants peuvent se cacher. Parmi eux, l’on compte le muletier un peu bourru alias Ramiro, chanté par Ivan Thirion à la voix sonore, retentissante, au timbre fort et assuré comme ses « biceps qui dépassent les concepts ». Le baryton semble davantage prédisposé à un registre dramatique mais dans cet opéra bouffe réinventé, il joue de sa couleur de voix plus sombre et tragique pour endosser le rôle du muletier déménageur d’horloges.
Le poète Gonzalve, alias Carlos Natale, évolue sur scène avec beaucoup de légèreté et de facétie. Son chant tout en nuances, est marqué par l’affèterie de ses vers que Concepcion voudrait écourter : « Vous avez de l’esprit mais manquez d’à-propos, j’en ai assez de vos pipeaux ».
Soudain, le rythme se casse et laisse place à une rime cocasse, un autre style est à l’honneur, par exemple les negro spirituals, ou encore le style espagnol. Le vibrato de la soprano est à la fois précis et puissant, les vocalises qu’elle réalise dessinent les contours de la morale de Boccace : il faut choisir le seul amant efficace.
Dans un jeu de chaises musicales désopilant, le dernier prétendant, le banquier Don Inigo Gomez, s’avance avec un mélange d’élégance et de bouffonnerie. Il s’exclame : « Coucou. Coucou » et fait mine, ainsi, de faire sonner l’horloge dans laquelle il se trouve coincé. Avec du coffre et de l’humour, Jean-Vincent Blot tente de séduire la belle Concepcion dans le rôle du lourdaud éconduit. Sa voix est bien placée et se prête aux jeux du vaudeville avec technique et raffinement.
Louis Lavedan s’est chargé du dessin et des ambiances aquarellées projetées sur scène, les costumes, dont certains ont été réalisés dans les ateliers de l’opéra du Grand Avignon par Rudy Sabounghi (aussi à l’origine des décors) et son assistant Quentin Gargano Dumas ont un style contemporain de l’époque de Ravel et pourraient tout à fait être utilisés pour une pièce de Feydeau.
Dans L’Enfant et les sortilèges, une tout autre ambiance est créée. Brenda Poupard joue le rôle-titre avec brio, ses déplacements physiques et son chant pourraient faire croire, à s’y méprendre qu’elle est véritablement un enfant. Son timbre est sûr et sa voix cède aux caprices que son rôle lui impose. Une tapisserie du Moyen-Âge, semblable à celles que l’on peut voir au Musée de Cluny ou encore sur les fresques du Palais des Papes occupe tout l’arrière-plan de la chambre de l’enfant. Les différents animaux brodés vont tour à tour s’illuminer par des jeux de lumières et de contrastes qui participent de l’effroi propre au surnaturel.
L’enfant refuse de faire ses devoirs et met tout sens dessus dessous. C’est alors que le monde inanimé s’anime et que les choses maltraitées se rebellent, les animaux violentés se révoltent. Il n’est peut-être pas fortuit de voir s’avancer sur scène tantôt une tasse, un fauteuil ou encore une théière lorsque l’on pense que le père de Ravel collectionnait les automates. Tous les genres musicaux sont conviés à cette féérie fantastique, y compris les airs modaux du Moyen-Âge où les choses prennent la parole, où les animaux entonnent des cris, des onomatopées et s’adonnent à des bruitages au milieu de leur chant, pour mieux incarner l’espèce à laquelle ils appartiennent.
La soprano Amélie Robins chante le Feu, le Rossignol et la Princesse avec une habileté et une majesté particulières, l’on croirait écouter une héroïne de contes de fées ! Sa voix épouse les modulations des flammes et les oscillations de l’éclairage lorsqu’elle incarne le feu, la gigue est particulièrement réussie. Les lumières, réalisées par Laurent Castaingt participent de l’émotion des voix qui se croisent et s’élèvent au sein de cette chambre animée.
Albane Carrère joue à son tour la libellule au rythme entraînant d’une valse américaine, la tasse chinoise ou encore le pâtre, d’une voix claire, subtile et envoûtante, Héloïse Poulet joue quant à elle la pastourelle et la chauve-souris avec une extravagance non dissimulée, renforcée par son costume. Dans un manteau à fourrure, Ramya Roy chante avec un côté félin l’écureuil et la chatte. Enfin, nous retrouvons les quatre premiers rôles de L’Heure espagnole avec Anne-Catherine Gilet en Bergère et en chouette inquiétante, Jean-Vincent Blot en fauteuil hanté et en arbre, incarnés avec beaucoup de panache, Ivan Thirion en horloge comtoise et en chat, ainsi que Kaëlig Boché en théière chantant un menuet admirable, puis en rainette entonnant l’onomatopée propre à la grenouille qui semble être directement inspirée des Grenouilles d’Aristophane « Brékékékex koax koax ». Enfin, le ténor revêt aussi le rôle du petit vieillard. Tous ces chanteurs qui déploient avec beaucoup d’expressivité leur chant et leur texte sont très attentifs à l’intelligibilité des paroles et articulent avec clarté chacune des phrases énoncées. Le public les comprend immédiatement et se trouve tour à tour happé par le sortilège ou amusé par la comédie.
La prouesse de la mise en scène de Jean-Louis Grinda réside dans le fait de faire entrer sur scène à la fois le chœur d’enfant de l’Opéra d’Avignon, vêtu de blanc et affublé d’un bonnet d’âne, mais aussi le ballet des enfants avec les grenouilles, ainsi que des danseurs adultes avec des domestiques qui paraissent démantibulés comme des zombies ou encore jouant une sensualité lascive qui inspire la peur d’un mouvement continu. Le chœur donne de l’étoffe sonore à ce spectacle bigarré, soutenu par les instrumentistes, joyeux et appliqués, rendant compte d’un monde fantastique que seule la musique de Ravel enrichie de toutes les influences à sa disposition peut exprimer avec tant d’originalité.
Dans une atmosphère familiale et face à un public conquis, l’Opéra Grand Avignon a contribué à faire connaître les deux courts opéras de Ravel, à amuser et à fasciner, musicalement et théâtralement petits et grands.
Direction musicale Robert Tuohy
Mise en scène Jean-Louis Grinda
Assistant à la mise en scène Vanessa d’Ayral de Serignac
Chorégraphie Eugénie Andrin
Décors et costumes Rudy Sabounghi
Assistant aux costumes Quentin Gargano Dumas
Lumières Laurent Castaingt Vidéo Julien Soulié
Études musicales Franck Villard
L’Heure espagnole
Scénographie & costumes Rudy Sabounghi
Dessin et ambiances aquarellées projetées Louis Lavedan
Assistant décor & effet vidéos Julien Soulier
Assistant costumes Quentin Gargano Dumas
Concepcion Anne-Catherine Gillet
Gonzalve Carlos Natale
Torquemada Kaëlig Boché
Ramiro Ivan Thirion
Don Inigo Gomez Jean-Vincent Blot
L’Enfant et les sortilèges
L’enfant Brenda Poupard
Maman Aline Martin
Tasse chinoise / Libellule / Pâtre Albane Carrère
Le Feu / Le Rossignol / Princesse Amélie Robins
Chatte / Écureuil Ramya Roy
Pastourelle / Chauve-souris Héloïse Poulet
Bergère / Chouette Anne-Catherine Gillet
Fauteuil / Arbre Jean-Vincent Blot
Horloge comtoise / Chat Ivan Thirion
Théière / Rainette / Petit Vieillard Kaëlig Boché
Chœur et Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon
Danseurs du Conservatoire du Grand Avignon
Orchestre national Avignon-Provence
L’Heure espagnole
Opéra en un acte de Maurice Ravel, livret de Franc-Nohain, créé le à l’Opéra-Comique de Paris.
L’Enfant et les sortilèges
Fantaisie lyrique en deux parties composée de Maurice Ravel, livret de Colette, créée le 21 mars 1925 à l’Opéra de Monte-Carlo.
Représentation du vendredi 24 novembre 2023, Opéra Grand Avignon.