Monte-Carlo : un DON CARLO en mode cyclorama pour l’ouverture de la saison
Principauté de Monaco, Don Carlo, Grimaldi Forum, 26 novembre 2023
Annoncée depuis plusieurs semaines sur les réseaux sociaux comme technologiquement innovante, la nouvelle production du Don Carlo de Verdi, signée Davide Livermore, avait, sur le papier, l’ambition de réunir la recherche visuelle à la profondeur de la relation entre les personnages : au final, en dépit de quelques beaux moments, c’est à un spectacle inabouti que nous avons assisté.
Une super-production reposant avant tout sur le mapping vidéo
Disons le d’emblée : Davide Livermore est, selon nous, l’un des hommes de théâtre contemporains dont le propos scénique se manifeste avec le plus d’intelligence et de respect à l’égard des partitions musicales présentées. On se souvient ainsi avec une émotion sincère de la magnifique lecture d’Adriana Lecouvreur, revue au prisme de Sarah Bernhardt, que le metteur en scène avait présenté en ces mêmes lieux pour l’ouverture de la saison 2017-18. S’entourant de ses fréquents complices, le studio Giò Forma pour les décors, Antonio Castro pour les lumières, Sofia Tasmagambetova pour les costumes et D-Wok, célèbre agence de design de spectacles virtuels, pour la vidéo, Livermore – qui a souvent eu l’occasion d’insister sur l’impérieuse nécessité qui est celle du metteur en scène d’aujourd’hui à donner une vie contemporaine aux œuvres du passé -, a parfaitement saisi, dans la plupart de ses productions récentes (Macbeth à la Scala, Aïda à Rome …), l’importance que revêt désormais, en particulier auprès d’un public nouveau, friand de technologies nouvelles, la création d’ambiances visuelles ponctuant, voire approfondissant le propos du livret de l’ouvrage. Pourtant, passé l’effet impressionnant qui peut se dégager, au lever de rideau, de la vision de l’imposant monument funéraire à Charles Quint se dressant devant nous, tout comme des projections video tout aussi crépusculaires du monastère de San Yuste, force est de constater que la scénographie mise en œuvre semble le plus souvent plaquée sur le récit du drame romantique inspiré à Verdi par la pièce de Schiller, bien oubliée ici. De fait, ni les contrastes du clair-obscur des lumières – suggérant à l’occasion les ombres tourmentées ou inquiétantes du roi et du Grand Inquisiteur – ni la succession de tableaux pourtant parfois saisissants – comme ces trompe-l’œil baroques représentant la gloire de Philippe II ou encore ces victoires militaires des Habsbourg d’Espagne que les performances logicielles maculent soudain de tâches de sang alors que, devant le roi, Posa évoque les malheurs de la guerre des Flandres ! – ne parviennent à nous faire oublier l’absence de véritable prise de position scénique. Le pire arrive alors puisque l’ennui gagne progressivement le spectateur, alors que les principaux personnages comme certains accessoires de la couronne (fauteuil du monarque, globe mappemonde…) se retrouvent régulièrement emportés sur un dispositif technique de tapis roulant dont l’utilisation veut peut-être traduire l’éternel retour des vanités humaines ou la ronde sans fin des luttes de pouvoir mais qui lasse vite. Là encore, il est regrettable que cet ingénieux dispositif ne débouche jamais sur quelque chose de plus concret dans le jeu des personnages ! Pourtant, quelques images demeureront dans cette super-production au jeu de scène inabouti : c’est tout d’abord, celle de la princesse Eboli, l’un des personnages les plus passionnants de toute l’œuvre de Verdi, qui, tandis qu’elle maudit sa beauté pendant son « O don fatale », enlève le maquillage de ses yeux et s’en macule le visage ; c’est ensuite celle de Philippe II, évoluant dans la superbe bibliothèque de l’Escorial projetée en 3 D, et créant ainsi l’un des plus beaux effets scénographiques de la représentation. Là, et là seulement pour nous, Davide Livermore permet enfin la rencontre de cette musique qu’il connaît et qu’il aime avec la réalisation scénique.
Le souffle de Verdi finit toujours par l’emporter…
Mais, quelles que soient nos réserves sur cette production, c’est la musique de Verdi qui aurait légitimement dû rétablir le juste équilibre et emporter, au final, la partie : or, là encore, nous restons au milieu du gué. Apprécié dans le Verdi de jeunesse du Corsaro, dirigé à l’auditorium Rainier III en 2021, le chef italien Massimo Zanetti, à trop vouloir faire ressortir les détails de l’une des plus fascinantes partitions du maître de Busseto, en oublie souvent l’architecture d’ensemble, peinant jusqu’à l’entracte – donné après la scène de l’autodafé – à trouver les bons tempi : il en résulte une absence peu compréhensible de souffle dans des moments pourtant attendus tels que le duo Posa-Carlo au 1er acte (c’est la version révisée en 4 actes, dite de « Milan », qui a été choisie) ou, plus encore, celui entre l’infant et Elisabetta, hélas totalement plombé par la lenteur des tempi. Le souffle verdien, c’est donc du côté du chœur, chauffé à blanc par la direction de Stefano Visconti, qu’il faut aller le chercher ce soir, en particulier pendant cette scène de l’autodafé qui, avec celle du triomphe dans Aïda, demeure le sésame de toute grande formation chorale professionnelle : c’était pourtant la première fois que le maestro Visconti le conduisait dans sa vaste carrière ! Comme on pouvait s’y attendre, le coup d’essai se révèle être un coup de maître et la mise en place au cordeau de tous ces artistes au calibre excellent culmine, au finale de l’acte II, dans un « Gloria al ciel ! » qui vient se joindre au mapping des flammes envahissant le plateau pendant que les malheureux hérétiques brûlent !
Un plateau vocal homogène mais qui ne convainc pas totalement
C’est une évidence qu’il convient cependant de toujours garder à l’esprit : plus que tout autre, le chant verdien – a fortiori celui de la maturité – est probablement celui qui requiert le plus d’exigence stylistique de la part de ses interprètes. Il convient déjà de le mesurer par la pertinence harmonique des cinq voix retenues pour les députés flamands auxquelles reviennent, rien moins, que d’exposer, avant le grand concertato de l’acte II, l’un des thèmes les plus émouvants de la partition. Un grand bravo à eux ! Si Madison Nonoa ne nous a pas pleinement convaincu de son adéquation avec l’émission angelicata nécessitée par les quelques phrases, ô combien périlleuses, de la voix du ciel, le page Tebaldo de Mirjam Mesak, à la projection adéquate, répond aux exigences de fraîcheur espiègle de l’emploi. Mention toute particulière, en outre, pour la très sonore intervention du héraut royal de Vincent Di Nocera ! Du moine de Giorgi Manoshvili– remplaçant de dernière minute -, au grave sonore jusqu’au Grand Inquisiteur d’Alexey Tikhomirov, à l’aplomb vocal toujours aussi étonnant – mais court d’aigu -, l’autorité ecclésiastique est bien assurée et devrait faire trembler le pouvoir temporel ! Ce serait sans compter celui que l’on pourrait surnommer – en d’autres temps – le tsar Ildar : en effet, dans son manteau royal et ses autres costumes- tous aussi superbes les uns que les autres – la basse russe Ildar Abdrazakov en impose non seulement scéniquement mais, évidemment, vocalement, dans un rôle dont il est devenu l’un des meilleurs interprètes au monde. Alors, avouons-le : rien que pour un « Ella giammai m’amò » aussi bouleversant à la fois de puissance et de retenue, le voyage en Principauté valait le déplacement !
En Posa, le baryton polonais Artur Ruciński, familier de la scène monégasque, rafle la mise par cet art du legato qu’on lui connaissait déjà dans Donizetti – Lucia di Lammermoor il y a quelques saisons – et qui, mis au service d’un rôle aussi splendide que Rodrigo, permet de garder une fraicheur et une souplesse étonnantes dans un rôle qui ne demande pas d’effets vocaux superfétatoires mais seulement la rigueur émouvante du chant verdien.
Sans être dépourvu d’intentions similaires, l’infant du ténor russe Sergei Skorokhodov n’évolue pas dans les mêmes sphères, même s’il serait injuste de reprocher à cet artiste, venu remplacer la défection « pour raisons personnelles » du très attendu Vittorio Grigolo, de ne pas prendre avec vaillance tous les risques ni de s’efforcer aux nuances, en particulier dans l’affrontement avec son père, pendant la scène de l’autodafé. Reste que la voix, haut perchée dans l’émission, est dépourvue d’une couleur particulière qui en ferait tout le prix.
La distribution des deux rôles féminins principaux est également, selon nous, à nuancer. On savait, après sa prise de rôle à Marseille, en 2022, que Varduhi Abrahamyan disposait des moyens vocaux adéquats au rôle d’Eboli. Deux ans plus tard, et tout récemment sortie d’une incarnation de Calbo littéralement époustouflante dans Maometto secondo au San Carlo de Naples, la mezzo soprano franco-arménienne convainc davantage encore que sur la scène phocéenne. Tout d’abord, dans une « chanson du voile » où font évidemment merveille les reflets moirés d’un timbre somptueux auxquels viennent s’adjoindre les qualités de souffle nécessaires pour aborder la longue vocalise à la fin des deux couplets. Dommage que la mise en scène atteigne là des sommets de kitsch avec sa chorégraphie de choristes tout droit sortie d’une opérette de Francis Lopez – esthétique tout à fait respectable mais hors de propos ici – entrecoupée d’interventions parlées non écrites par le compositeur – il fallait oser ! – le tout arrosé d’un nappage de pétales de fleurs… . Tant dans le trio de l’acte II que, plus encore, dans le chant du « O don fatale ! », Varduhi Abrahamyan s’impose comme une splendide Eboli, sachant rester dans un lyrisme mesuré qui ne bascule jamais dans le vulgaire. Une grande interprète. On ne ressort pas pleinement satisfait, en revanche, de l’interprétation vocale de l’Elisabetta de la soprano libano-canadienne Joyce El-Khoury qui, malgré un chant s’efforçant d’être nuancé – avec, en particulier, quelques beaux pianissimi lors de son grand air « Tu, che le vanità » – ne parvient jamais à trouver ni les graves, ni le médium charnu, ni cette dimension angelicata obligée qui caractérise le soprano spinto verdien, incontournable dans ce type d’emploi
Que monter un grand Verdi demeure chose difficile !
Elisabetta di Valois : Joyce El-Khoury
La princesse Eboli : Varduhi Abrahamyan
Tebaldo : Mirjam Mesak
La voix du ciel : Madison Nonoa
La comtesse d’Aremberg : Sophie Boursier
Don Carlo : Sergei Skorokhodov
Rodrigo, marquis de Posa : Artur Ruciński
Philippe II : Ildar Abdrazakov
Le Grand Inquisiteur : Alexey Tikhomirov
Un moine : Giorgi Manoshvili
Le comte de Lerme : Reinaldo Macias
Un héraut royal : Vincent Di Nocera
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, direction : Stefano Visconti
Orchestre philharmonique de l’Opéra de Monte-Carlo, direction : Massimo Zanetti
Mise en scène : Davide Livermore
Décors : Giò Forma
Costumes : Sofia Tasmagambetova
Lumières Antonio Castro:
Vidéo : D-Wok
Don Carlo, opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret d’Achille de Lauzières et Angelo Zanardini (pour la version italienne) d’après la pièce homonyme de Friedrich Schiller, créé au Teatro alla Scala, Milan, le 10 janvier 1884
Grimaldi Forum, Monaco, dimanche 26 novembre 2023