Mêlant avec un bonheur jouissif rock, musique classique et contemporaine, comédie musicale, jazz voire musique de films, 200 motels -The suites -l’hybride infernal de Frank Zappa réussit son escale en rade de Nice. Retour sur les raisons d’un succès à l’applaudimètre.
Standing ovation au rideau final pour saluer non seulement la performance d’une distribution sans faille et d’un chef éclectique, familier d’un répertoire sortant des sentiers battus – on se souvient de son travail remarquable sur Akhnaten l’an dernier sur cette même scène – mais également – et peut-être plus encore – une partition expérimentale exigeante créant avec génie des univers sonores d’une richesse étonnante.
Un spectacle totalement cohérent
Afin de mettre en condition les spectateurs – de tous âges, c’est à remarquer ! – venus nombreux pour ce véritable show et les rendre plus perméables aux quelques deux heures d’une musique – sans entracte – qu’ils vont, pour la majorité d’entre eux, totalement découvrir, l’équipe artistique de l’Opéra fait le choix de scénographier les lieux : Harley-davidson rutilantes dans le hall d’entrée, animateur TV en blazer des années Disco, affublé de son caméraman et de ses deux assistantes à la permanente impeccable, se déplaçant dans le théâtre pour des simulacres d’interviews de personnalités diverses – dont celle du chef d’orchestre et du directeur des lieux ! -, tout est fait pour donner l’impression au spectateur d’être partie prenante de cette émission de télévision en direct au cours de laquelle tout va déraper … Une fois installé dans son fauteuil, c’est au panneau injonctif de l’équipe d’animation, où il est naturellement écrit « Applause ! », que pourra répondre le spectateur tandis que lui sont présentés les divers solistes de cette soirée déjantée – jusque dans la marionnette de Frank Zappa ! – et que continuent à entrer dans la salle certains des protagonistes principaux, comme Janet, la journaliste, valise juchée sur la tête, qui dérange tout un rang pour rejoindre le plateau !
Rien d’étonnant, enfin, à ce que le spectateur puisse parallèlement suivre ce show « en live » sur scène et sur l’écran positionné juste au-dessus du plateau : il lui faudra, en effet, une certaine concentration pour ne rien perdre d’une succession de tableaux qui n’appellent pas à la logique mais sont construits avec ce goût du non-sens et de l’absurde qui font irrésistiblement penser au théâtre d’Ionesco ou de Jarry, auquel viennent s’ajouter la critique de la société de consommation made in USA tout comme celle de l’environnement des musiciens de rock, dont Zappa, au moment de la composition puis du tournage de 200 motels (1971), constituait l’un des plus brillants représentants. De fait, Antoine Gindt, qui signe cette nouvelle production pour Nice après avoir déjà mis en scène l’ouvrage lors de sa création à Strasbourg puis à Paris en 2018, se met au service de ces enchaînements de situation et prend un plaisir évident à restituer avec gourmandise cette galerie de portraits brossés – pas vraiment dans le sens du poil ! – parmi lesquels on doit citer ceux de Mark et Howard, les deux chanteurs rock quelque peu ridicules, invités du show TV, de Janet, la journaliste nymphomane, en pamoison devant Frank qu’elle cherche à interviewer et de la soprano solo, illustration de la muse à laquelle le compositeur destine ses innovations musicales…
Orchestre, chœur et solistes en osmose avec la partition de Frank Zappa
En sortant dans la rue après ce spectacle hors normes, le spectateur ne peut qu’éprouver le sentiment d’avoir entendu une œuvre d’exception. Pendant près de deux heures, en effet, la partition de Zappa construit devant nous son propre itinéraire et sa cohérence intrinsèque, celle que le compositeur lui-même désigne comme Conceptual Continuity, continuité conceptuelle, qui voit réapparaître des thèmes musicaux sous diverses formes et qui, surtout, après avoir, dans un premier temps, différencié les ambiances sonores (rock, symphonique, ensemble de percussions) les laissent s’interpénétrer dans un réjouissant mélange, ne se transformant jamais en vacarme mais s’inscrivant pleinement dans un soucis de narration. Le travail réalisé à nouveau par le chef Léo Warynski – découvert pour notre part l’an dernier dans Akhnaten – avec l’excellent orchestre philharmonique de Nice, rejoint pour l’occasion par le groupe de rock The Headshakers et les Percussions de Strasbourg, est admirable tout au long d’une partition qui, faussement foutraque, dévoile sa connaissance de la musique symphonique américaine du XXème siècle (Copland, Bernstein, Charles Ives voire Sondheim !) tout comme de la musique de film (la référence à Bernard Hermann est souvent présente).
Dirigeant avec rigueur et précision, mettant à l’honneur les pupitres les plus sollicités sans pour autant jamais perdre de vue l’architecture d’ensemble, ce chef parvient à conduire un public, à la qualité d’écoute étonnante et qui, dans sa majeure partie, devait découvrir la partition, dans les développements exigeants d’une œuvre qui s’achève dans un final « strictly genteel » (« strictement distingué ») – comme écrit sur la partition – absolument vertigineux.
Autre triomphateur de cette excitante soirée, le chœur de l’Opéra, parfaitement préparé par Giulio Magnanini, et qui trouve ici, en sa qualité de spectateur – à la fois chantant et dansant – d’un plateau télévisé, un rôle scénique non négligeable.
Enfin, la distribution des solistes réunis sur le même plateau de cette cité sinistre de Centerville est à saluer sans réserve du fait de son homogénéité et de sa capacité à se mouvoir dans ce type de spectacle : de l’animateur de l’excellent Lionel Peintre – qui vient ainsi ajouter une nouvelle corde à son arc d’interprète multi-genres – à l’hilarante journaliste Janet – la soprano lyrique Emilie Rose Bry – en passant par Dominic Gould – incarnation de Zappa lui-même ! -, Mark Van Arsdale et Jonathan Boyd – rockers souvent pathétiques – Pauline Descamps – mezzo ayant obtenu en 2019 la bourse du Cercle Richard Wagner de Nice -, Mélanie Boisvert – dans son propre rôle de soprano colorature aux accointances lyriques avec Zerbinetta d’Ariane à Naxos et Cunégonde de Candide – sans oublier l’inquiétant Rance de la basse Guillaume Dussau.
L’année lyrique de cette programmation niçoise se termine décidément très fort et mon petit doigt me dit que d’autres évènements de cette envergure devraient intervenir, lors des prochaines saisons… pour notre plus grand plaisir !
L’animateur TV : Lionel Peintre
Janet (la journaliste) : Emilie Rose Bry
Lucy : Pauline Descamps
Frank : Dominic Gould
Mark : Mark Van Arsdale
Howard : Jonathan Boyd
La soprano solo : Mélanie Boisvert
Rance : Guillaume Dussau
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, direction : Giulio Magnanini
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Léo Warynski
Mise en scène : Antoine Gindt
Décors : Elise Capdenat
Costumes : Fanny Brouste
Réalisation vidéo : Philippe Beziat
Lumières : Daniel Lévy
200 motels -The suites –
Fresque musico-théâtrale crée dans le cadre du Festival Musica de Strasbourg de Stuttgart le 21 septembre 2018 et le 30 septembre 2018 à la salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Version scénique établie par Antoine Gindt et Elodie Brémaud
Musique : Frank Zappa (1940-1993)