RIGOLETTO de feu et de sang au Teatro Real
Le Teatro Real de Madrid retrouve le chef-d’œuvre verdien dans une nouvelle production signée Miguel del Arco, portée par un solide trio de tête Étienne Dupuis (Rigoletto), Xabier Anduaga (le Duc) et Julie Fuchs (Gilda).
Dans l’obscurité totale de la salle du Teatro Real, un cri soudain rompt le silence des lieux. Une femme surgit de l’entrée au niveau de l’orchestre et s’élance vers la scène, chassée par des hommes avec d’inquiétants masques de lapin. Face au rideau de scène couleur rouge sang, ces hommes s’abattent sur elle, alors que les trombones entonnent les premières notes répétées du prélude, suivies d’accords fatalistes.
Cette entrée en matière résume l’intention de cette nouvelle production signée Miguel del Arco. Le metteur en scène pose ici comme fil directeur le sujet de la domination des femmes par les hommes, avec une obsession vis-à-vis de la thématique du pouvoir. L’idée initiale est tout sauf contradictoire avec l’ouvrage, et certaines évocations puisées dans l’histoire ont tout leur sens, dans la dynamique de pouvoir évidente entre les hommes et les femmes qui y est à l’œuvre : le confinement de Gilda, enfermée dans une petite cellule par son père, et a fortiori les pleins pouvoirs du Duc envers le monde qui l’entoure, traduits par les débauches et objectifications successives des femmes jusqu’à la « Donna mobile » dont l’écho final ne fera que renforcer le sentiment d’un pouvoir masculin tout puissant face à une Gilda sacrifiée. Toutefois, pour signifier cette oppression, Miguel del Arco dépasse le seul cadre de l’intrigue en mobilisant un groupe de danseuses, lesquelles explicitent cette dynamique de manière plus évidente encore. Danses lascives et séductrice encerclant les hommes lors de la fête introductive, twerking en bas résille face à un Duc tout-puissant, zombies aux tenues moulantes couleur chair émanant du sol pour saisir Gilda contre le mur tandis qu’elle révèle son amour pour le Duc (transfiguration érotique ?), jusqu’aux déambulations de prostituées devant la maison de Sparafucile… De fait, le traitement du personnage de Rigoletto passe au second plan, avec un mépris de la complexité du sujet (conflits intérieurs, dimension paternelle).
La chose est explicite, sans doute trop. On ne saurait pour autant s’aligner avec ce spectateur emporté qui profite d’un silence à l’Acte I pour lancer un « Que mierda ! » avant de claquer la porte. Car cette production s’appuie sur une réalité déjà existante dans l’œuvre pour la mettre en exergue et faire sens à une époque où celle-ci est plus que jamais d’actualité. Ce faisant, elle traduit les soucis d’un public concerné par ce sujet, en particulier les jeunes qui peuvent être sensibles à la forme opératique par ce type de production.
La distribution vocale fera sans doute beaucoup plus consensus. Le Teatro Real a réuni pour cette occasion un solide triple casting. Ce soir, Étienne Dupuis (en alternance avec Ludovic Tézier et Quinn Kelsey) se montre très crédible dans le rôle-titre. À une belle présence scénique et un jeu travaillé (avec une entrée remarquée, en corset et costume à plumes !) s’ajoute une voix au médium de velours, capable de grandes modulations en intention et en émotion qui traduisent (dans la mesure du possible par la mise en scène) les tumultes intérieurs du personnage. On apprécie en particulier une grande élégance de phrasé, dans un « naturel » du discours où la voix jamais ne semble en difficulté.
Julie Fuchs s’impose dans le rôle de Gilda, qu’elle incarne avec beaucoup de sensibilité. La soprano sait doter sa voix d’un timbre légèrement juvénile, au vibrato gazouillant, avec des aigus comme sur des pointes, d’une grande clarté, alliée à un jeu tout dans la retenue et la délicatesse. La maîtrise vocale du rôle se montre totale, avec un « Caro Nome » porté avec beaucoup de souplesse et de raffinement, ou des accents d’intensité à donner des frissons, à l’instar d’un magnifique duo très complice avec Étienne Dupuis à la fin de l’Acte II.
Le tout-puissant duc de Mantoue est campé ce soir par le ténor espagnol Xabier Anduaga. À 28 ans, le chanteur se montre redoutable dans ce rôle. Armé de solides moyens vocaux (timbre solaire, voix conquérante, puissance outrepassant allègrement l’orchestre), Xabier Anduaga incarne le rôle avec toute la surconfiance et l’orgueil qui le caractérise, créant dans la mise en scène de Del Arco un écho tragique supplémentaire. Crédible en « jeune étudiant dévoué » auprès de Gilda avec une dévotion vocale apparente, il lève ensuite le masque pour montrer tout son aspect démoniaque, jusqu’à entonner bouteille à la main une « Donna è mobile » sans effort, d’une voix insouciante et rieuse au phrasé très naturel, prestation réussie qui rend plus exécrable encore le personnage.
Gianluca Buratto est un Sparafucile menaçant aux lunettes rondes noires et à la dégaine de loubard, que soutiennent des basses bien ancrées, d’un ton lugubre. Ramona Zaharia campe sa sœur Maddalena, avec une voix qui manque un peu de puissance, mais offre un joli timbre argenté.
On n’oubliera pas le Chœur du Teatro Real d’un très bon niveau ce soir, déjà rodé par plusieurs représentations de cette production. L’orchestre bouillonne en fosse sous la direction de Nicola Luisotti, visiblement très enthousiaste face à la partition. Sourires complices avec les chanteurs et les instrumentistes, accompagnements soignés des entrées, invitation aux déchaînements des fortissimi ou au contraire à une teinte orchestrale plus chambriste… On apprécie toute la vitalité de cette direction vigoureuse qui assurément transporte les musiciens pour donner le meilleur de la partition. Le public madrilène réservera un accueil chaleureux aux artistes de la soirée.
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Retrouvez sur Première Loge les interviews de :
– Ludovic Tézier ;
– Julie Fuchs.
Rigoletto : Etienne Dupuis
Gilda : Julie Fuchs
Le Duc : Xabier Anduaga
Sparafucile : Gianluca Buratto
Maddalena : Ramona Zaharia
Giovanna: Marifé Nogales
Monterone : Fernando Radó
Marullo : César San Martín
Matteo Borsa : Josep Fadó
Comte Ceprano : Tomeu Bibiloni
Comtesse Ceprano : Sandra Pastrana
Page : Inés Ballesteros
Chœurs et orchestre du Teatro Real, dir. Nicola Luisotti (chef de choeur :José Luis Basso)
Mise en scène : Miguel del Arco
Décors : Sven Jonke, Ivana Jonke
Costumes : Ana Garay
Lumières : Juan Gómez-Cornejo
Chorégraphie : Luz Arcas
Rigoletto
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave (1810-1876) d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo (1802-1885), créé à La Fenice à Venise en le 11 mars 1851.
Madrid, Teatro Real, le dimanche10 décembre 2023.