Tosca à l’Opéra de Reims
La pédagogie, l’accompagnement des futurs publics et la diffusion de l’art lyrique dans les territoires périphériques sont désormais au cœur des missions des maisons d’opéra. En partenariat avec le Théâtre Impérial – Opéra de Compiègne, la scène rémoise accueille pour deux représentations une Tosca d’après Puccini qui n’est pas seulement une version réduite de l’œuvre mais une véritable expérience politique de partage et de vulgarisation de la musique.
L’utopie de l’opéra pour tous
Le nombre anormalement élevé d’enfants que l’on pouvait croiser ce samedi soir dans le hall de l’Opéra de Reims est en lui-même un indicateur que la Tosca d’après Puccini, programmée dans la capitale champenoise à l’approche des congés de Noël, n’est pas un spectacle lyrique comme les autres. Et qu’importe si, dans la queue du contrôle des billets, certaines mamans divulgâchaient à leurs marmots la cruauté de Scarpia et la perfidie de l’exécution alla Palmieri ! Ce 9 décembre, ce n’est pas exactement un public d’habitués qui se pressait dans le hall enguirlandé du théâtre de la rue de Vesle mais plutôt une sympathique cohue de familles attirées par la promesse d’une Tosca descendue de son piédestal et d’un spectacle lyrique mis à la portée de tous.
Entièrement renouvelée en début de saison, la jeune Direction de l’Opéra de Reims a conscience que, coincée entre les grandes institutions parisiennes et les deux scènes nationales de Nancy et Strasbourg, il faut jouer une carte différente pour fidéliser les spectateurs et donner du sens à sa mission au service du territoire champenois. Partager la musique et lui faire rencontrer de nouveaux publics sont des axes forts de sa programmation 2023-2024 et force est de reconnaître que Tosca d’après Puccini assume crânement ces nobles ambitions.
Si la partition de Tosca a été réorchestrée pour une quinzaine d’instrumentistes, et quand bien même chaque acte a été amputé de ses premières scènes pour permettre à la représentation de ne pas excéder cent minutes – exit donc l’aria « Recondita armonia » du début du premier acte ; caviardé le Credo diabolique de Scarpia « Ha più forte sapore » ; et coupée, hélas, la sublimissime page orchestrale du petit matin romain qui ouvre le dernier acte –, l’œuvre présentée au public n’est pas un pis-aller ni même une simple mise en espace. Alors qu’il existe une version française du livret qui a fait les beaux jours du Palais Garnier et que Régine Crespin elle-même a enregistrée en 1960 sous la baguette de Georges Prêtre (« D’art et d’amour je vivais toute… »), Tosca d’après Puccini respecte l’exigence de la langue italienne et est donnée dans une vraie production dramaturgique qui permet à ceux qui la découvrent en scène pour la première fois d’assister véritablement au scénario conçu par le tragédien Victorien Sardou puis adapté par les librettistes Luigi Illica et Giuseppe Giacosa pour Giacomo Puccini.
Le décor unique imaginé par Romain Fabre a l’avantage de l’efficacité : une architecture semi-circulaire percée d’arcades s’adapte à chaque changement d’acte au prix d’aménagements de détail. Quelques prie-Dieu et une grille de fer forgée créent l’illusion du bas-côté de l’église San Andrea della Valle ; une grande table de billard et des portes en miroir plongent le spectateur dans l’intimité du chef de la police Scarpia au palais Farnèse et la silhouette de la statue de saint Michel par Peter Anton von Verschaffelt, placée au sommet du décor, suffit à le transformer en terrasse du Castel Sant’Angelo. Partout domine le rouge, d’une intensité pompéienne. Rouge de la pourpre cardinalice, rouge sang ou rouge de la passion, cette couleur obsédante baigne tout le spectacle et crée d’acte en acte une unité visuelle bienvenue qui rend intelligible la mécanique de l’intrigue. Quelques projections viennent compléter ce dispositif minimaliste, notamment le cadran d’une horloge dont on peut suivre la progression des aiguilles, comme pour nous rappeler que la musique de Tosca est une bombe à retardement : dès que la mécanique implacable du drame se met en marche, rien ne peut plus l’arrêter avant l’explosion finale qui détruit tout et engloutit dans son maelstrom l’ensemble des personnages.
Les costumes de Jean-Daniel Vuillermoz sont moins convaincants et n’aident guère le jeune public à la compréhension du drame… Si la robe émeraude surpiquée de dentelle noire arborée par Floria Tosca au deuxième acte est bien celle d’une diva, on comprend moins le parti pris de la jupe courte du premier tableau qui lui donne davantage des allures de chanteuse de beuglant, d’autant que tout le vestiaire du reste de la distribution s’ancre intelligemment dans l’esthétique fascisante des années 1920. Par souci d’économie, les robes de bure du premier acte servent aussi aux soldats du peloton d’exécution de Cavaradossi, ce qui ne manque tout de même pas d’interroger sur la cohérence de la mise en scène.
Ces quelques réserves esquissées, force est de reconnaître l’efficacité du spectacle et l’existence d’une tension dramatique qui tient tous ensemble les trois actes resserrés. Après les terribles accords qui ouvrent la partition, l’histoire démarre bille en tête par la rencontre de Mario et Angelotti « Gente là dentro », immédiatement suivie par l’irruption de Tosca dans l’église. L’absence de chœur – palliée par une bande sonore enregistrée avec le concours de l’ensemble Les Métaboles – n’obère pas la suite du premier acte : des figurants grimés en moinillons qui se tiennent à la limite du plateau assument efficacement la scène du chahut des enfants de chœur tandis que le grand final du Te Deum est joué rideau baissé, quelques moines encapuchonnés de noir longeant le bord de la fosse tandis que Scarpia en oublie de s’agenouiller au passage du Saint-Sacrement.
Le face à face entre Tosca et le chef de la police au deuxième acte est le climax du spectacle. Florent Siaud le met en scène autour d’une grande table de billard français et il faut bien avouer que la trouvaille est diablement enthousiasmante. Les trois boules d’ivoire avec lesquelles joue Scarpia sont effectivement une métaphore pertinente du trio de protagonistes de ce drame : rebondissant le long des bandes du billard et s’entrechoquant au gré des coups du joueur, elles disent mieux qu’une mise en scène érudite le hasard des destins malmenés et la perversité de celui qui mène la partie à sa guise.
Dramatiquement très statique, le dernier acte est un peu moins réussi que les précédents et Florent Siaud esquive la difficulté du saut de Tosca sur laquelle tant de metteurs en scène se sont cassé les dents… On lui pardonnera cependant ce péché véniel tant la rigueur des placements qu’il impose aux chanteurs et la justesse du jeu qu’il leur inspire contribuent à la lisibilité d’un spectacle destiné, d’abord, à un public de néophytes.
Définitivement Puccini
Modeste dans ses moyens mais ambitieuse dans sa volonté de toucher des nouveaux publics au-delà des cercles lyriques traditionnels, cette Tosca d’après Puccini ne pouvait pas se permettre d’aligner sur scène un casting bancal, incapable d’assumer parmi les rôles les plus lourds et les plus exigeants du répertoire. Le succès de la soirée tient donc, d’abord, à son trio de chanteurs et à leur engagement incandescent dans cette aventure.
Thomas Bettinger est un familier du rôle de Cavaradossi qu’il a déjà chanté dans plusieurs productions « traditionnelles ». Solaire et percutant, son timbre est capable de franchir le mur de l’orchestre puccinien et s’imposer par-dessus une formation d’une quinzaine de musiciens ne lui pose évidemment aucune difficulté. Dès le début du spectacle, il s’établit donc un décalage en sa faveur, la qualité de projection du ténor surclassant d’abord celle de ses camarades. Mais rapidement le musicien a l’intelligence de moduler l’émission de sa voix et de se mettre au diapason des autres chanteurs avec la modestie qui convient à un artiste généreux pour lequel l’esprit de troupe doit toujours primer sur les talents individuels. Sur la longueur de la représentation, Thomas Bettinger compose donc un Cavaradossi d’une belle italianité, délicieusement lyrique dans le grand duo d’amour du premier acte, incisif dans les redoutables « Vittoria ! vittoria ! » de la scène de la rébellion et d’une grâce retenue dans le lamento du dernier acte « E lucevan le stelle ». L’entendre dans ce rôle puccinien un mois à peine après l’avoir applaudi sur la même scène rémoise dans Rusalka en dit long sur les talents de cet artiste caméléon : ils ne sont pas si nombreux les ténors de la jeune génération à être capable de passer de la glace au feu en si peu de temps et avec autant de légitimité artistique.
Auréolée du contrat récemment signé avec le label Deutsche Grammophon pour graver son premier récital, Axelle Fanyo incarne sa première Tosca et impose d’emblée un personnage avec lequel la scène lyrique des prochaines années devra incontestablement compter. En l’état actuel de sa maturité vocale, la soprano française n’est pas encore exactement Floria Tosca, et il lui faudra probablement attendre quelques années de plus pour l’aborder avec un orchestre plus lourd, mais comment ne pas être déjà ébahi par la justesse des intentions dramatiques, l’intensité du personnage et, bien évidemment, le formidable instrument de cette jeune artiste ! D’une opulence luxueuse, charnu dans les aigus et ample dans le medium, le timbre d’Axelle Fanyo évoque d’emblée celui des grandes divas afro-américaines qui, de Shirley Verret à Grace Bumbry, ont marqué de leur vocalità hors-norme le personnage de Tosca. De ses devancières, l’artiste française a déjà la voix de lave et de feu, sombre comme celle d’une mezzo mais capable d’aigus diamantins. Chantée les mains jointes, à genoux au bord de la fosse, dans une posture très convenue comme on en voyait encore sur les scènes de tous les théâtres avant la grande révolution des années Callas, la prière « Vissi d’arte » apparait paradoxalement d’une grande modernité, comme si Axelle Fanyo confiait au creux de l’oreille de chacun des spectateurs qu’elle avait décidé de vouer sa vie à l’art et à l’amour. L’intimité de la salle rémoise rend bouleversante cette confidence d’une jeune chanteuse qui aborde à l’aube de sa carrière l’un des rôles majeurs du répertoire.
On adore détester le personnage du baron Scarpia incarné par Christian Helmer. Après avoir chanté quelques rôles mozartiens et tenté des incursions remarquées dans les répertoires baroques et belcantistes, le baryton français aborde avec Scarpia un rôle écrasant dont il se sort avec les honneurs malgré un chant fruste et parfois tonitruant. Vocalement, le chanteur gagnerait donc à varier les nuances et à ne pas abuser du rubato comme d’un tic vocal car il a déjà dans le gosier l’instrument qui lui permet d’être Scarpia. S’il porte sur ses seules épaules le poids de la scène du Te Deum, c’est cependant dans l’affrontement avec Tosca qu’il gagne ses galons de chefs de la police et qu’il révèle un joli tempérament de tragédien, en dépit d’une direction d’acteur qui le laisse agoniser seul sur le billard, privant le spectateur de la pantomime qui conclut traditionnellement le deuxième acte.
Adrien Fournaison, Mathieu Gourlet et Etienne de Bénazé complètent le plateau vocal et donnent à entendre de jeunes voix saines et bien dirigées. Au fugitif en cavale Angelotti, le premier prête une longue silhouette aristocratique et un timbre grave particulièrement séduisant tandis que le troisième imprime la mémoire du spectateur autant par sa voix incisive de ténor que par ses allures de limier veule et malaisant. Mais c’est Mathieu Gourlet qui tire incontestablement le mieux son épingle de ce brelan masculin : sous la défroque du sacristain comme dans le grand manteau de cuir de Sciarrone, il allie la qualité du jeu de scène et une voix de basse riche d’harmoniques et de précision rythmique.
Dans la fosse, Alexandra Cravero et l’Orchestre des Frivolités Parisiennes donnent à entendre un Puccini dégraissé mais pas pour autant appauvri. Réduite à une quinzaine d’instrumentistes, la musique du compositeur lucquois conserve en effet la richesse de sa texture, la subtilité de son orchestration et la multiplicité des plans sonores qui sont sa meilleure marque de fabrique. La scène du Te Deum est à ce titre bluffante : enrichie d’une bande enregistrée qui se substitue au chœur et portée par l’interprétation incandescente de Christian Helmer, elle saisit musicalement le spectateur à défaut de lui en mettre en plein les yeux comme le ferait un spectacle plus conventionnel. Dans les passages plus intimistes – et bien qu’elle ait dû couper au début de chaque acte les pages les plus délicates de la partition – la cheffe sait aussi prêter attention à la subtilité puccinienne et réussit à lui donner une dimension chambriste aussi séduisante qu’inhabituelle.
Au rideau final, le public rémois fait une ovation triomphale à Axelle Fanyo et à cette Tosca d’après Puccini dont le souvenir restera pour beaucoup celui de leur découverte de l’art lyrique. Avec ses nombreuses qualités et ses quelques défauts, il convient donc de saluer et soutenir un projet aussi politique et citoyen que celui soutenu par l’Opéra de Reims et le Théâtre Impérial – Opéra de Compiègne. Sans l’ambition de leurs directeurs de mettre l’opéra à portée de tous les publics, serait-il envisageable de jouer Tosca à Rungis, à Saint-Dizier et à Maisons-Alfort ? Si la réponse va de soi, c’est que la question mérite indiscutablement d’être posée.
Floria Tosca : Axelle Fanyo
Mario Cavaradossi : Thomas Bettinger
Le baron Scarpia : Christian Helmer
Cesare Angelotti : Adrien Fournaison
Le sacristain / Sciarrone : Mathieu Gourlet
Spoletta : Etienne de Bénazé
Orchestre des Frivolités Parisiennes, dir. Alexandra Cravero
Arrangement : Benoit Coutris
Chœurs enregistrés : Les Métaboles
Chef de chant : Etienne Jacquet
Conseiller musical : Fabien Waksman
Mise en scène : Florent Siaud
Assistant à la mise en scène : Johannes Haider
Scénographie : Romain Fabre
Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières : Nicolas Descoteaux
Vidéo : Eric Maniengui
Tosca
Opéra intimiste en trois actes d’après Giacomo Puccini, créé au Théâtre impérial – opéra de Compiègne le 10 novembre 2023
Opéra de Reims, représentation du samedi 9 décembre 2023
1 commentaire
A noter la vivacité de la Haute Marne, Saint Dizier regroupe 3 salles de spectacle, Les Fuseaux, le théâtre à l’italienne lui même Place Aristide Briand de plus de 300 places et plus étonnamment encore la Forgerie de Wassy nichée dans un village de 3000 habitants lieu historique où ont débutés les massacres de la Saint Barthélémy