À MARSEILLE, LE CHARME INALTERABLE DE LA VEUVE JOYEUSE

Dans une production en technicolor signée en 2022 par Jean-Louis Pichon pour l’Opéra de Saint-Etienne, le chef-d’œuvre de Franz Lehár revient sur les bords du Lacydon après quatorze ans d’absence : à déguster jusqu’au 7 janvier !

Le propre des chefs-d’œuvre est que l’on peut les transposer dans toutes les époques, réécrire leur texte, habiller leurs personnages avec les costumes les plus exotiques voire les laisser dans leur jus d’origine – pardon, leur nectar ! – le spectateur sortira de la salle toujours ravi de les avoir revus, comme ces membres de famille que l’on ne voit que pour les grandes occasions mais qui, par le souvenir d’une anecdote ou d’un évènement, ravivent soudain une mémoire lointaine … .

Dans cette production de La Veuve Joyeuse, on cherchera en vain un pourtant salutaire toilettage du livret français – adapté en 1909 de l’original, signé Victor Léon et Leo Stein, par Robert de Flers et Gaston de Caillavet – ou une quelconque réinscription de la trame dans le monde actuel : l’important est davantage, ici, dans la mise en lumières – créées par Michel Theuil – de visages et d’expressions rappelant, à l’occasion, celles des premières versions filmées de La Veuve – ou plus exactement de The Merry Widow – et dans la déclinaison, jusqu’à satiété, de la couleur bleue et de la couleur rose ! Au final, pourtant, ce qui demeure du spectacle, c’est ce charme indéfinissable qui fait que cette musique  continue à nous parler de ce laissez-vivre qui a assuré son succès mondial depuis plus d’un siècle…

Une mise en scène qui a la musique au cœur …

D’emblée, le parti pris est annoncé : le thème du célébrissime duo « Heure exquise », joué en guise d’ouverture et fonctionnant comme le leitmotiv nostalgique d’un Monde d’hier, sera le fil conducteur de la soirée et accompagnera la mise en scène de Jean-Louis Pichon en situant l’intrigue d’origine de la comédie de Meilhac, L’Attaché d’ambassade, dans un environnement technicolor bichrome, ruisselant de bleu et de rose. On est bien ici dans les codes de l’opérette viennoise où les jeux de l’amour sont pléthoriques et où, apparaissant sous un kitschissime cœur percé de plusieurs flèches, Missia Palmieri descendra le « grand » escalier, encadrée par des grooms de grand hôtel – en livrée rose, comme il se doit ici ! – qui, au finale du deuxième acte, se joindront aux autres joyeux compagnons de Marsovie pour faire des cœurs avec leurs mains ! Plus tard, c’est dans un imposant pavillon-cage aux oiseaux (!) entouré de roses multicolores que viendront s’enfermer le séduisant Camille de Coutançon et la volage mais pourtant toujours fidèle (!) Nadia, bientôt remplacée par Missia…

Enfin, pour la soirée finale chez Maxim’s, un lustre tout en fleurs descendra des cintres, tandis que le chœur et les solistes prendront place sur des banquettes assemblées pour laisser place aux danseurs et danseuses d’un cancan endiablé et parfaitement réglé, une fois de plus, par Laurence Fanon, comme c’était déjà le cas lors de la précédente production de La Veuve Joyeuse en 2005 et 2009.

Qu’il nous soit permis d’écrire que le point faible de cette jolie production, à la différence de la dernière à laquelle nous avons assisté à Nice en 2021 – mise en scène signée Benoît Bénichou – est de ne pas avoir pris le parti de dépoussiérer le texte parlé de ses inutilités et scories d’un autre âge, en particulier lorsque celui-ci donne à entendre une vision particulièrement misogyne de la femme. Nous l’avons encore remarqué lors de cette représentation : le public ne rit plus guère désormais aux « bons mots » de Popoff et de Danilo… sans parler des références à la brebis, au loup, au gazon qui glisse et à l’air qui est doux (sic !) tels que figurant dans le pourtant superbe duo « Heure exquise » !

Un orchestre sur son trente et un, un plateau vocal de belle envergure

C’est, pour nous, de la fosse que viennent donc les plus grandes satisfactions de la soirée. Placée sous la direction à la fois sensible et vigoureuse de Didier Benetti, dont la vision musicale de L’Auberge du Cheval Blanc nous avait déjà enthousiasmé la saison dernière, la phalange marseillaise, particulièrement attentive aux intentions du chef, montre avec éclat et retenue les deux côtés de la musique de Lehár : le rythme trépidant de la fuite en avant d’un monde en train de disparaître et la « mélancolie de tourner » (André Tubeuf) d’un tempo de valse. Car, au-delà du seul pas de danse tant attendu lors de l’« Heure exquise », la valse est bien là, dans chaque pupitre, enivrante, tournante et retournante. Avec, en particulier, un art consommé des rubati, si enivrant dans ce répertoire, Didier Benetti, à l’écoute du plateau, permet aux artistes de disposer d’une merveilleuse et confortable assise orchestrale. Un répertoire décidément taillé à sa mesure !

Côté vocal, les familiers du théâtre de l’Odéon de Marseille retrouvent, tout d’abord, une équipe de chanteurs-acteurs bien connue, parmi lesquels se distinguent les personnalités de Jean-Claude Calon (désopilant Figg !), Alfred Bironien (Lérida latino), Jean-Luc Epitalon (Bogdanovitch), Perrine Cabassud (Olga Kromski), Simone Burles (Sylviane Bogdanovitch). Puis c’est au baron Popoff de se tailler la part du lion grâce à l’envergure et à la truculence bien connue de Marc Barrard, désormais passé maître dans une vis comica qui fait toujours son effet sur le public.

Si le couple secondaire Nadia-Camille de Coutançon n’apparaît pas ici, sur le plan scénique, sous un jour bien nouveau, il permet cependant de profiter des moyens vocaux considérables de Perrine Madoeuf, luxueuse dans ce rôle – en dépit d’une prononciation pas toujours compréhensible – et du ténor Léo Vermot-Desroches (auréolé de son second prix au tout récent concours « Voix nouvelles ») au matériau également superlatif qui se paye le luxe de quelques contre-ut retentissants au duo du « petit pavillon » et au finale du deuxième acte ! Il y avait longtemps que l’on n’avait pas entendu, dans la version française du moins, un Camille de cette ampleur vocale. Un interprète dont le parcours est à suivre de près.

Le Danilo de Régis Mengus n’a, selon nous, pas davantage les moyens du baryton viennois, ici exigé, qu’il n’avait ceux, en 2020 sur cette même scène, d’Eugène Onéguine. Pourtant, le personnage est convaincant et dispose bien de ce côté dandy décadent et triste – indispensable à la fin du deuxième acte en particulier – qui, là encore, est inscrit dans les gènes de la partition.

La prise de rôle de la soprano lyrique belge Anne-Catherine Gillet en Missia Palmieri s’avère convaincante tant sur le plan vocal – malgré un aigu final dans la « chanson de Vilia » donné un peu en force, le soir de la Première – que sur le plan scénique où l’on ne sera pas étonné de lire que celle qui nous avait littéralement scotché à notre fauteuil lors de ces débuts marseillais en Héritière de Jean-Michel Damase, il y a déjà vingt ans, apporte au personnage , faute de disposer du côté vamp flamboyante, cette touche de détachement un peu moqueur, plus proche du cabaret berlinois de l’entre-deux guerres que de la Vienne fin-de-siècle.

Au final, c’est face à un public ravi et enthousiaste que se mêlent les accents du cancan des grisettes de Paris à l’entêtante mélodie au parfum frivole et nostalgique du chef-d’œuvre de Lehár.

Les artistes

Missia Palmieri  : Anne-Catherine Gillet
Comte Danilo  : Régis Mengus
Nadia : Perrine Madoeuf
Camille de Coutançon : Léo Vermot-Desroches
Baron Popoff : Marc Barrard
Olga Kromski : Perrine Cabassud
Figg : Jean-Claude Calon
D’Estillac :Matthieu Lécroart
Lérida : Alfred Bironien
Kromski : Jean-Michel Muscat
Bogdanovitch : Jean-Luc Epitalon
Pritschitch : Cédric Brignone
Les grisettes : Miriam Rosado, Francesca Cavagna, Alina Synelnykova

Chœur de l’Opéra, direction : Florent Mayet
Orchestre de l’Opéra , direction : Didier Benetti

Mise en scène : Jean-Louis Pichon (assisté de Jean-Christophe Mast)
Décors et costumes : Jérôme Bourdin
Lumières : Michel Theuil
Chorégraphie: Laurence Fanon

Le programme

La Veuve Joyeuse

Opérette en trois actes de Franz Lehár (1870-1948), livret de Victor Léon et Leo Stein, d’après la comédie d’Henri Meilhac, L’attaché d’ambassade.  Adaptation française de Robert de Flers et Gaston de Caillavet, créée à Vienne le 30 décembre 1905.

Opéra de Marseille, représentation du 29 décembre 2023.