Annoncée depuis plusieurs mois comme l’un des évènements phare de la première saison entièrement conçue par la maîtresse des lieux, Cecilia Bartoli, la création in loco du chef d’œuvre d’Andrew Lloyd Webber fait souffler l’air de Broadway et du West End sur la salle Garnier. Retour sur un très beau spectacle et une - excellente - initiative… à poursuivre absolument !
Une production flamboyante
Les limites d’un compte rendu ne peuvent qu’évoquer l’immense tabac que fut celui de la création de The Phantom of the Opera, d’abord à Londres, en 1986, au Her Majesty’s Theatre puis sur Broadway, en 1988, donnant le coup d’envoi du plus grand succès de tous les temps, pour un musical show, sur la célèbre avenue ! Contentons-nous d’écrire qu’à ce jour Phantom détient encore le record de longévité en nombre de représentations depuis 37 ans, à Londres du moins puisque, depuis avril dernier, le rideau est définitivement tombé au Majestic theatre de New York, après quelque 14000 représentations, compte tenu d’audiences devenues trop faibles après la pandémie.
Au-delà, d’une part, des multiples distributions qui, comme on peut aisément l’imaginer, ont alterné, depuis la création, tant au Her Majesty’s qu’au Majestic (quelque 16 interprètes du rôle-titre pour ce seul théâtre) et, d’autre part, d’une économie de la comédie musicale profondément bouleversée, ce qui doit absolument perdurer dans une production de ce chef-d’œuvre du genre – adapté d’un roman fantastique populaire de Gaston Leroux (1910) – c’est tout ce volet mystérieux et magique devant à la fois émerveiller et faire frissonner le public, comme le rappelle à juste titre Cecilia Bartoli dans son propos liminaire du programme de salle.
De fait, dès son entrée dans la merveilleuse bonbonnière de la salle Garnier, le public se retrouve face à un grand panneau-miroir sans teint qui occupe la largeur de l’espace scénique – le titre Phantom y est inscrit – complété, de chaque côté de l’avant-scène, par la reproduction de loges de plusieurs étages. D’emblée, le public est plongé, au sens littéral du terme, dans une atmosphère sonore aquatique, du fait du bruitage bienvenu de gouttes d’eau s’écoulant lentement… : nous avons rendez-vous avec les souterrains humides de ce Palais Garnier, dont Leroux et son excellent adaptateur pour le musical Richard Stilgoe ont su si bien recréer l’ambiance fin-de-siècle, pleine de sous-sols, d’escaliers dérobés, de lac artificiel – et imaginaire ! – éclairé par des candélabres baroques, et de cette atmosphère mondaine où le Tout-Paris se croisait au palais Garnier… .
Le monde de Broadway a pourtant désormais changé et les moyens de production de comédies musicales ont été, un peu partout, revus à la baisse… a fortiori dans le cas d’une tournée conçue pour 20 représentations par Temple Live Entertainment Ltd et Broadway Italia. Ainsi, avant d’accoster en Principauté, le spectacle avait été vu, en 2023, à Trieste puis à Milan. On aurait cependant tort de faire la fine bouche tant la mise en scène et les décors de Federico Bellone, l’un des meilleurs scénographes italiens actuels, est pleine d’ingéniosité et ce, dès l’explosion qui ouvre le spectacle, évoquant le bris de glace du miroir et ne manquant pas de faire sursauter les spectateurs ! En outre, l’utilisation d’un plateau tournant pouvant pivoter sur 360° permet au public de passer, en un instant, de la scène de l’Opéra de Paris à la loge de l’héroïne principale ou encore à la loge des directeurs du théâtre. Un escalier métallique en colimaçon se rattache à l’un des pans de scène et permet de faire passer certains personnages dans la dimension souterraine de l’espace scénique. Quel bonheur de découvrir également d’authentiques peintures de scène, de fort belle facture – elles sont signées des scénographes Rinaldo Rinaldi et Maria Grazia Cervetti – qui permettent de se replonger dans une représentation de Grand Opéra orientaliste – ici, il s’agit d’un imaginaire Hannibal qui, même sans l’éléphant de carton pâte longtemps admiré sur la scène londonienne, n’est pas avare en couleurs ni en impressionnantes constructions ! Ailleurs, ce sont évidemment sur les toits de Paris, de nuit, avec Notre Dame se distinguant en fond, que nous entraînent ces évocatrices toiles, contribuant à l’instant suspendu du duo magique entre Christine et Raoul « All I Ask of You ».
Comme on pouvait s’y attendre, les principaux accessoires de l’ouvrage sont au rendez-vous et permettent à l’action dramatique de gagner en intensité : boîte à musique au petit singe joueur de cymbales, miroir à travers lequel apparaît puis passe le fantôme, barque qui navigue au milieu des brumes et des flammes (illusions et effets spéciaux réalisés par Paolo Carta), orgue au milieu des appartements souterrains du fantôme, lustre imposant et que l’on voit monter dès la première scène pour, bien évidemment, mieux s’effondrer à la fin de l’acte (dans un fracas que le mapping video, si utilisé aujourd’hui à l’opéra, aurait pu rendre cependant plus terrifiant). Dans la fameuse scène de la descente vers les souterrains de l’Opéra – qui manque peut-être de cette dimension magique des soirées londoniennes où le spectateur avait le sentiment de s’enfoncer dans les entrailles du théâtre là où, dans cette production, on se contente de traverser des salles – la conception des éclairages, signée Valerio Tiberi, est l’occasion de quelques beaux effets de fumées et de lumières.
Un casting qui remplit toutes ses promesses mené par Ramin Karimloo, bouleversant phantom
Si l’on peut formuler une réserve, souvent consubstantielle à la difficulté de monter des comédies musicales dans des espaces qui n’ont pas été initialement conçus pour ce genre si exigeant, c’est sans doute celle de la conception sonore qui, on le sait, n’est jamais chose aisée. Force est de constater que dans les ensembles « opératiques », en particulier, tels que le superbe septuor du premier acte, on sature très vite en décibels (il faut dire que les moyens vocaux d’Anna Corvino dans son incarnation de la diva Carlotta sont déjà considérables, sans amplification !). Saluons sans réserve, en revanche, la performance des quatorze artistes de la troupe engagée pour le chœur (dont on ne peut citer hélas les noms !) qui réalisent un sans faute, en particulier dans l’un des moments attendus de la partition, « Masquerade », ensemble lyrique d’une puissance musicale avérée où les couples d’invités d’un bal à l’Opéra se livrent à une danse tournoyante tandis qu’une pluie de confettis tombe des cintres ! Du grand spectacle.
Malgré la sonorisation, les quinze musiciens recrutés pour ce spectacle, placés sous l’experte direction de Julio Awad (par ailleurs compositeur et arrangeur dans le monde de la comédie musicale), font assaut de technicité et, comme c’est le cas dans les théâtres londoniens et new-yorkais, jouent de plusieurs instruments… faisant oublier leur effectif !
Si Amelia Milo n’était peut-être pas totalement remise d’une indisposition l’ayant empêchée, la veille, de se produire sur scène – on a trouvé la fameuse vocalise de son air d’entrée « Angel of Music » peu assurée -, la Carlotta d’Anna Corvino est excellente dans son rôle de cantatrice caricaturale poussant aisément le contre-ut ! C’est également le cas de son conjoint sur scène, l’imposant Gian Luca Pasolini en ténor Ubaldo Piangi dont les aigus sont haut en couleur ! Dans le rôle toujours payant du séduisant Raoul, Vinny Coyle donne à entendre une voix à la musicalité à fleur de peau. Les amateurs de comédie musicale noteront qu’Earl Carpenter (Monsieur André) et Ian Mowat (Monsieur Firmin) dans des rôles de composition sont tout de même des artistes au parcours musical impressionnant sur Broadway tant au théâtre que dans le musical (Carpenter a d’ailleurs longtemps chanté le rôle-titre). Mais c’est évidemment la performance scénique et vocale de Ramin Karimloo qui nous a le plus impressionné ! Artiste bien connu des théâtres de la 42e rue, ce chanteur a incarné Phantom, en particulier lors de la représentation du 25e anniversaire de l’ouvrage. Voix souple et étendue, jamais avare en nuances comme en montées soudaines dans le forte et mezzo forte, Ramin Karimloo nous délivre, en particulier, une bouleversante version de « The Point of No Return », l’une des plus belles chansons de Lloyd Webber.
Standing ovation au final pour un spectacle complet et un genre dont l’Opéra de Monte Carlo pourrait peut-être devenir l’un des nouveaux ambassadeurs ? Tant de chefs d’œuvres attendent, en effet, encore leur (re)création dans l’hexagone !
Les artistes
The Phantom : Ramin Karimloo
Christine Daaé : Amelia Milo
Raoul, Vicomte de Chagny : Vinny Coyle
Gilles André : Earl Carpenter
Richard Firmin : Ian Mowat
Carlotta Giudicelli : Anna Corvino
UbaldoPiangi : Gian Luca Pasolini
Madame Giry : Alice Mistroni
Meg Giry : Zoe Nochi
Buquet : Matt Bond
Monsieur Lefevre /Don Attilio : Jeremy Rose
Dance Captain : Mark Biocca
Direction musicale : Julio Awad
Mise en scène et décors : Federico Bellone
Supervision musicale : Giovanni Maria Lori
Chorégraphie : Gillian Bruce
Co-conception des décors : Clara Abbruzzese
Costumes, perruques et maquillages : Chiara Donato
Lumières : Valerio Tiberi
Conception audio : Roc Mateu
Illusions et effets spéciaux : Paolo Carta
The Phantom of the Opera
Comédie musicale en deux actes créée au Her Majesty’s Theatre, Londres, le 27 septembre 1986. Musique : Andrew Lloyd Webber (né en1948) ; paroles : Charles Hart (né en 1961). Livret : Richard Stilgoe (né en 1943) et Andrew Lloyd Webber d’après le roman de Gaston Leroux (1868-1927)
Salle Garnier, Monaco, samedi 30 décembre 2023