DIE WALKÜRE à la Monnaie de Bruxelles : standing ovation pour la première journée du Ring vu par Castellucci
Die Walküre, 21 janvier 2024, Monnaie de Bruxelles
C’est un public nombreux et chaudement vêtu qui se prépare à traverser la tempête wagnérienne du début de l’ouvrage, alors que Bruxelles s’est parée d’un blanc manteau depuis quelques jours en cette « première journée » du Ring. Avec une approche scénique totalement renouvelée, loin de la magnificence de L’Or du Rhin, La Walkyrie explore une nouvelle facette du Ring. L’équipe, dont il faut saluer la continuité, est constituée d’une nouvelle génération d’interprètes wagnériens qui faisaient pour beaucoup leurs débuts dans leurs rôles respectifs. Ovationnée lors du salut final, l’équipe réunie par le metteur en scène vedette Roméo Castellucci a fait sensation en ce soir de première.
Des personnages tiraillés entre leurs passions primaires, animales, et leur fascination pour l’amour véritable
Symbolique et très analytique comme à son habitude, le travail du metteur en scène est nourri par une profonde connaissance du livret et de la musique du maître de Bayreuth. L’univers proposé est épuré, minimaliste. L’intériorité et le cheminement des protagonistes prennent toute leur place. Les personnages agissent tiraillés entre leurs passions primaires, animales, et leur fascination pour l’amour véritable.
Déjà présente lors du prologue par le biais de deux énormes crocodiles, Roméo Castellucci met en avant l’animalité des personnages. Hunding est associé à un chien noir qui l’accompagne et déambule, suspicieux, inspectant de son flair chacun des meubles de sa demeure. Ce chien se retrouve pendu à la fin de l’acte II dès lors que Wotan balaye l’époux vengé d’un revers de la main. Fricka, déesse protectrice du mariage et garante de la tradition, abrite dans son costume une quinzaine de colombes qui prendront successivement leur envol. Par un ingénieux subterfuge, elle déposera un volatile mort sur le perchoir, allégorie de la lance brisée de Wotan, symbole des lois et des traités – une scène emblématique de la finitude des dieux et annonciatrice de leur prochain crépuscule. L’entrée progressive de sa famille dans la marche du destin apparait ainsi clairement matérialisée. Les Walkyries sont quant à elles accompagnées pendant la totalité du premier tableau de l’acte III par huit sublimes chevaux noirs au port altier. Les sauvages et indomptables guerrières, mi-femme mi-animales, hurlent leur cri de ralliement face à leur montures imperturbables comme le ferait une meute pour se retrouver. Chargées de constituer une armée pour défendre les dieux, elles amoncellent les corps nus des hommes sélectionnés puis portés par les chevaux dans un ballet incessant. La présence des animaux, associée à une direction d’acteur précise, manifeste l’expression primaire des passions instinctives des protagonistes.
Le développement de la thématique de la nature offre également plusieurs effets visuels marquants. La forêt personnifiée s’anime pour ensevelir le corps de Siegmund. La fuite de Sieglinde à travers ce terrain mouvant apparait comme clairement désespérée. Le rapport à la terre, élément caractéristique du monde des hommes, est aussi mis en avant. Ce sont pourtant les noces sanglantes des jumeaux qui offrent le tableau le plus choquant de la soirée. L’amour naissant des Wälsung est consommé sur un tapis de fleurs aux couleurs chatoyantes, puis les deux amants voient subitement leur horizon s’obscurcir. La douce lumière chaude du cercle qui accompagnait leurs premiers émois se ternit peu à peu. Ils se retrouvent oppressés dans un cercle qui se restreint inexorablement. Portés par un élan d’amour totalement irrésistible, ils terminent leur duo dans un bain de sang en s’embrassant sous un voile de mariage souillé.
Une fois encore, le metteur en scène surprend, interroge, émeut et choque parfois le spectateur. Sa vision extrêmement riche aurait en fait mérité un temps d’analyse plus long pour être pleinement comprise, assimilée plus en profondeur avant d’en tenter une restitution aussi fidèle que possible.
Un plateau vocal engagé
Le plateau vocal réuni pour cette première journée convainc par l’engagement des différents artistes qui, pour beaucoup, débutaient dans leurs rôles respectifs.
Après l’avoir quitté comme aspiré par le vide du Walhalla dans le Prologue, nous retrouvons avec plaisir le Wotan de Gábor Bretz et le timbre sombre du chanteur. À l’inverse de son personnage qualifié d’« idiot » pendant son monologue, il fait preuve d’intelligence en se préservant, (trop peut-être ?), durant le deuxième acte. Il livre de ce fait un dernier acte d’excellente tenue, malgré une présence discrète voire austère, voulue par la production. Le baryton-basse incarne parfaitement le courroux auprès des huit Walkyries, la colère froide à l’encontre de sa fille chérie, l’humanité et le déchirement lors des adieux, et enfin la fermeté divine à l’invocation de Loge.
La Brünnhilde d’Ingela Brimberg, déjà applaudie en Brünnhilde il y a quelque temps à Bordeaux, est « la » voix wagnérienne expérimentée du plateau vocal. Après une entrée et des appels légèrement contenus, la soprano suédoise se montre rapidement très à l’aise par sa projection, son endurance, sa puissance, mais aussi par un évident sens de la nuance. Elle est incontestablement une des grandes satisfactions de la soirée et se voit gratifiée d’un succès amplement méritée.
En octobre dernier, Marie-Nicole Lemieux prenait le rôle de Fricka dans Das Rheingold. Pour Die Walküre, sa prestation est encore plus convaincante. L’intention de Castellucci était de nous proposer une déesse ferme et calme – un peu à l’écart des furies habituelles. La contralto canadienne relève le gant (blanc) par son jeu d’une part, et son engagement vocal d’autre part. Les graves sont là, l’autorité aussi !
La prestation du couple de jumeaux génère en revanche beaucoup de frustration. Point d’embrasement au premier acte (pour cela il faudra attendre l’arrivée de Loge trois heures plus tard !). Peter Weed, pourtant familier des rôles wagnériens (Lohengrin, Tristan, …) n’est pas en condition pour nous transmettre l’émotion attendue de Siegmund. En difficulté également, la Sieglinde de Nadja Stefanoff ne parvient pas non plus à nous emporter. L’investissement dans le jeu de scène de la soprano est par contre à saluer. Portée par l’énergie de ses collègues, elle aborde de façon plus convaincante le troisième acte, mais la voix manque souvent de puissance. Il faudra compter sur la bienveillance du chef Altinoglu pour aider les jumeaux incestueux à franchir l’orchestre à quelques reprises. Il faut cependant signaler que l’un et l’autre ont rejoint l’équipe et la production tardivement, suite à des défections.
Ante Jerkunica campe un Hunding cynique et noir. Son Fasolt un brin décevant fait place à un chef de meute mieux maitrisé. Malgré un vibrato un peu trop présent, la basse demeure profonde et les graves sont bien assurés.
Difficile pour les huit Walkyries d’exister au lever de rideau tant les chevaux et le tableau proposé attirent l’attention. C’est pourtant une réussite, la performance collective se révèle homogène. Clin d’œil à l’Helmwige de Katie Lowe, dont les « Heiaha » maitrisés et surpuissants doivent encore résonner dans La Monnaie !
Alchimie totale entre la fosse et l’orchestre !
Le chef Alain Altinoglu, déjà salué dans le précédent opus, surprend une fois encore. L’alchimie entre la fosse et la scène est totale. Chaque intention des personnages est portée, commentée ou induite par les musiciens sous la conduite précise et assurée du chef qui veille à ne jamais couvrir les voix. Les longues parties instrumentales sont magnifiquement servies par les musiciens de la Monnaie. Elles témoignent du sens de la narration très affirmé souhaité par le chef. L’orchestre est réellement maitre du jeu ce soir. Il impulse la dynamique et le souffle de vie nécessaire pour animer l’opéra.
Cette suite du festival scénique voulue par Wagner convainc donc, tant par la mise en scène foisonnante d’images fortes que par la lecture de la partition proposée par l’orchestre et Alain Altinoglu. Un plateau vocal porté par une nouvelle génération de chanteurs wagnériens parachève le plaisir du public enthousiaste qui réserve à l’ensemble de l’équipe une belle standing ovation. Retentissent alors, dès le rideau tombé, et jusque dans les couloirs de La Monnaie, les cris de joie de toute la troupe… Rendez-vous est pris pour Siegfried la saison prochaine !
Wotan : Gábor Bretz
Brünnhilde : Ingela Brimberg
Siegmund : Peter Wedd
Sieglinde : Nadja Stefanoff
Hunding : Ante Jerkunica
Fricka : Marie-Nicole Lemieux
Gerhilde : Karen Vermeiren
Ortlinde : Tineke Van Ingelgem
Waltraute : Polly Leech
Schwertleite : Lotte Verstaen
Helmwige : Katie Lowe
Siegrune : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Grimgerde : Iris Van Wijnen
Rossweise : Christel Loetzsch
Orchestre symphonique de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène, décors, costumes & éclairages : Romeo Castellucci
Dramaturgie : Christian Longchamp
Chorégraphie : Cindy Van Acker
Die Walküre (La Walkyrie)
Drame musical en trois actes de Richard Wagner, donné pour la première fois au Théâtre National de la cour de Bavière à Munich, 26 juin 1870 novembre 1817.
Représentation du dimanche 21 janvier 2024, Monnaie de Bruxelles.