Silence, ça pousse : l’Opéra de Reims commence l’année 2024 en proposant un Sérail mozartien dont on aimerait ne jamais être enlevé
L’Enlèvement au sérail à l’Opéra de Reims
C’est souvent de la contrainte que naissent les plus belles idées artistiques. Empêchés de disposer d’un chœur pour tenir l’enveloppe budgétaire qui leur était allouée, le chef d’orchestre Adrien Ramon et le metteur en scène Laurent Serrano proposent à l’Opéra de Reims une enthousiasmante production de L’Enlèvement au sérail de Mozart.
Il faut cultiver notre jardin
Laisser trainer l’oreille au milieu du brouhaha qui précède le lever de rideau et surprendre quelques bribes de conversation sont des plaisirs innocents auxquels tous les amateurs d’opéra se sont déjà adonnés.
Ce vendredi, quelques Parisiens d’adoption revenaient dans le théâtre de leurs premières émotions musicales et s’étonnaient de trouver une salle aussi remplie. Le premier affirmait péremptoirement que le public rémois était inculte et n’aimait pas se rendre au concert ; un autre se remémorait les matinées dominicales de son adolescence au cours desquelles les têtes blanches reprenaient sotto voce les refrains de vieilles opérettes surannées… Mais tous de convenir qu’il y avait quelque chose de changé à l’Opéra de Reims depuis une vingtaine d’années. Pour cette Première de l’Enlèvement au sérail, le théâtre de la rue de Vesle est effectivement rempli du parterre au poulailler et c’est encore une fois la jeunesse du public qui interroge et surprend favorablement, preuve d’un renouvellement profond des spectateurs et des habitudes culturelles champenois.
Créé à Clermont-Ferrand mi-janvier, ce spectacle a plus d’un atout dans sa manche pour séduire le public béotien, à commencer par la personnalité du metteur en scène Laurent Serrano dont l’éclectisme du travail lui permet d’aborder Mozart sans être intimidé ni craindre d’abimer la statue du Commandeur. Exit donc la tentation de faire de l’Enlèvement au sérail un pamphlet sociétal sur la laïcité ou une laborieuse dissertation géopolitique sur l’éventualité d’un choc de civilisations entre l’Occident et le monde musulman. De ce divertissement alla turca, Laurent Serrano ne veut retenir que la légèreté et l’intrigue vaudevillesque, pétillante comme un cocktail estival.
De la turquerie, la dramaturgie du spectacle ne garde donc que quelques touches discrètes essentiellement limitées au vestiaire de Blondchen et Pedrillo chaussés de babouches et vêtus d’étoffes chamarrées marchandées dans le dédale du Grand Bazar. La silhouette d’une enseigne à l’effigie d’une tête de Turc, coiffée d’un tarbouche, ancre l’action à Istanbul ou à Izmir au mitan du XXème siècle mais on chercherait en vain dans le décor d’Amélie Kiritzé-Topor une quelconque référence à l’orientalisme bon teint de la Belle Époque. Le rideau se lève en effet sur l’arrière-cour d’une jardinerie encombrée de serres brinquebalantes et séparée du port par une palissade de guingois qu’il n’est pas bien difficile d’escalader. Un amoncellement de pots, d’outils et de bidons forment un sympathique désordre tandis qu’un vieux divan et un kilim défraichi créent l’illusion d’un boudoir de harem.
Pacha sans royaume, Selim ne peut exercer son autorité que sur les camélias en pots qu’il cultive amoureusement avec un soin jaloux. Blazer à boutons dorés, casquette de commodore ou djellabah brodée, la garde-robe de ce potentat ottoman lui donne indubitablement les allures d’un dandy oriental à cheval entre deux mondes. Lorsqu’il apparait à la fin du spectacle coiffé d’un grand chapeau de paille, un sécateur à la main pour tailler ses rosiers, c’est même l’image du turcophile Pierre Loti qui se superpose à celle de Selim. Que Laurent Serrano l’ait fait en conscience ou non, il a effectivement donné au pacha la même élégance, la même aisance pour naviguer entre les civilisations, et pour tout dire la même ambiguïté qu’à l’auteur de l’immortelle Aziyadé.
L’intérêt de cette production tient aussi au traitement singulier et subtil du personnage d’Osmin. Quand tant de mises en scène réduisent caricaturalement le gardien du sérail à une brute épaisse incapable de s’affranchir d’une conception obscurantiste de la foi, Laurent Serrano le traite avec une tendresse qui en fait le personnage le plus attachant du spectacle. Dès l’ouverture, jouée rideau ouvert, Osmin est clairement dans un rapport de séduction avec Blondchen qui, tout en étendant la lessive du pacha, l’observe à la dérobée faire ses ablutions matinales. Ces œillades concupiscentes et réciproques sont bien les signes évidents qu’il ne suffit pas de « posséder » une femme pour en être aimé. Maladroit à exprimer ses sentiments, multipliant les lapsus dans les parties dialoguées (si les numéros musicaux respectent scrupuleusement la langue originale du livret de Gottlieb Stephanie, les répliques parlées sont en revanche traduites en français), cet Osmin est un introverti qui parle à ses topiaires de peur de se livrer vraiment à celle qu’il aime. Et si le départ de Blondchen avec Pedrillo est un moment si touchant de la représentation, c’est qu’Osmin est alors authentiquement malheureux et qu’il faudrait un cœur de pierre pour ne pas se laisser émouvoir par ce grand gaillard esseulé.
À rebours de la tradition qui conclut l’Enlèvement au sérail sur le chœur des janissaires « Bassa Selim lebe lange ! », Laurent Serrano a ajouté – avec la complicité du chef d’orchestre – une scène sensée se dérouler quelques années plus tard… Sans rien divulgâcher aux futurs spectateurs, c’est à une folle journée que nous convie ce postlude frénétique au cours duquel on s’apercevra que les couples se sont recomposés et que les intermittences du cœur ont décidemment plus de poids sur le destin des amoureux que leurs appartenances sociales ou religieuses.
Un Belmonte baroudeur et polyglotte, un Pedrillo bricoleur (mais que diable peut-il trafiquer dans son cabanon pendant les préparatifs de l’évasion du sérail ?), une Blondchen délurée et une Konstanze consumée d’amour complètent cette production qui s’assume légère et divertissante. Les soirées d’opéra ne sont pas si nombreuses au cours desquelles on peut rire et se laisser pincer le cœur par une émotion authentique : cet Enlèvement au sérail rémois réussit pourtant ce tour de force.
Place aux jeunes
En octobre 2022, sur cette même scène champenoise, Erminie Blondel et Matthieu Justine nous avaient épaté dans une Traviata incandescente et c’est peu dire que nous étions impatients de les voir réunis dans une nouvelle production !
Succédant à Serenad Burcu Uyar qui a créé le spectacle à l’Opéra Clermont Auvergne il y a une quinzaine de jours, Erminie Blondel prête à Konstanze sa silhouette aristocratique et une voix corsée capable de se jouer des difficultés dont Mozart a hérissé la ligne de chant de la captive du pacha. Si en 1782 l’empereur Joseph II faisait maladroitement remarquer au compositeur qu’il y a « trop de notes » dans la partition de l’Enlèvement au sérail, force est de reconnaître que beaucoup de ces appogiatures surnuméraires sont concentrées dans les airs de Konstanze et qu’il faut une solide santé pour enchainer coup sur coup « Welcher Kummer herrscht in meiner Seele » et le redoutable « Martern aller Arten » ! Magnifique d’intériorité et de chant ciselé aux couleurs sombres de son désespoir dans le grand lamento du deuxième acte, la chanteuse franco-américaine s’empare des imprécations de « Martern aller Arten » comme d’un Everest dont il faudrait escalader les difficultés les unes après les autres, sans se préoccuper de celles qui restent à venir. Qu’Erminie Blondel chante le rôle de Konstanze depuis déjà une dizaine d’années aide à comprendre l’épaisseur dramatique qu’elle réussit à apporter à son personnage : sa prisonnière n’est jamais tout d’un bloc et le funambulisme de ses vocalises est la métaphore des injonctions contradictoires contre lesquelles elle doit lutter, tiraillée entre son amour pour Belmonte et l’estime qu’elle ressent pour Selim.
Garçon de bonne famille aux allures d’aventurier, Matthieu Justine incarne un Belmonte adulescent, suffisamment hardi pour braver l’interdit du sérail et récupérer sa fiancée mais inconscient du danger comme on peut l’être encore à la puberté. Dans les passages dialogués, le ténor démontre un tempérament d’acteur suffisamment libre pour oser des intrusions en absurdie comme lorsqu’il s’improvise architecte italien ou qu’il s’acharne à coups de pelle sur le pauvre Osmin ! Mais c’est surtout vocalement que Matthieu Justine séduit et fait mouche à tous les coups. De l’enseignement de Laurent Naouri et de Ludovic Tézier, il a retenu l’essentiel : mesurer les effets, tenir la ligne de chant et privilégier l’élégance au surjeu des émotions. Les premiers couplets « Hier soll ich dich denn sehen » sont un modèle du genre : la voix y sonne saine, les notes aiguës sont percutantes sans paraitre forcées et la longueur de souffle impressionne par la régularité de son émission. Au dernier acte, le duo avec Konstanze « Meinetwegen sollst du sterben » lui permet d’aborder des émotions plus éruptives et de laisser passer dans son chant une émotion parfaitement calibrée, juste sans être putassière.
Caroline Jestaedt et Yan Bua forment un duo de domestiques efficace dont la complicité transparait dès le lever de rideau, lorsqu’ils partagent la corvée de lessive sous le regard inquisiteur du gardien du sérail. La jeune soprano franco-allemande est une Blondchen parfaitement idiomatique dont la voix cristalline, bien distincte de celle de Konstanze, dessine une femme émancipée et moderne sans rien céder à la tradition des soubrettes un peu pinchardes à qui échoyait ce rôle il y a encore quelques décennies… Dans l’air « Dur Zärtlichkeit und Schmeicheln » puis dans le duo qu’elle partage immédiatement après avec Osmin, elle est à la fois une séductrice mutine et une chanteuse capable d’aigus diamantins tandis que le tempo endiablé de l’ariette « Welche Wonne, welche Lust » fait apparaître le point de tension au-delà duquel l’aigu se tend et flirte avec la stridence. En Pedrillo, Yan Bua traine la babouche comme personne et dessine un personnage de valet madré quoique mené par le bout du nez par sa Blondchen qu’il aime d’avantage qu’elle ne lui est attachée… Dans sa première aria « Frisch zum Kampfe », le jeune ténor assume crânement le risque de se mettre en danger en abordant à pleine poitrine quelques aigus périlleux mais, la chance souriant aux audacieux, les notes sortes miraculeusement rondes et claironnantes de son gosier. Dans la scène de l’évasion, la romance « In Mohrenland gefangenwar » convient mieux à la vocalité de Yan Bua et lui offre l’occasion d’un chant théâtralisé, d’une élégance chambriste.
Quelle confirmation que l’Osmin complexe et déconstruit de Mathieu Gourlet ! Un mois seulement après qu’il nous a séduit dans le minuscule rôle du sacristain de Tosca sur la même scène rémoise, cette jeune basse originaire des Hauts de France confirme un tempérament d’acteur parfaitement naturel et la promesse d’un timbre grave comme on n’en a pas entendu depuis longtemps. Scéniquement, Mathieu Gourlet est incontestablement celui qui, sur le plateau, sait le mieux user de son corps pour donner chair à son personnage de musulman tiraillé entre la foi et l’amour qu’il sent naître pour une mécréante. Stature imposante, chevelure léonine et sensibilité à fleur de peau lui permettent d’incarner un Osmin à la fois tendre et colérique, brutal et câlin selon les circonstances. Vocalement, si le métal du timbre impressionne et séduit, quelques notes piégeuses du rôle échappent encore à l’artiste comme les descentes chromatiques de l’air « Ha ! wie will ich triumphieren » dont la projection est rendue difficile par le poids qu’elles font peser sur la poitrine du chanteur. Rien d’alarmant à ce stade d’une jeune carrière : à force de travail, l’assise des graves va encore s’étoffer et Mathieu Gourlet pourrait devenir une basse bouffe qui fera merveille chez Mozart et Rossini dans les prochaines années.
Guillaume Laloux, enfin, incarne le rôle uniquement parlé du pacha Sélim reconverti en prince jardinier à la fin de la représentation. Ordinairement, il y a quelque chose de quasi shakespearien dans ce personnage de gentilhomme magnanime dont la complexité des sentiments est sublimée par la prosodie si particulière de la langue allemande. Ne s’exprimant ici qu’en français, ce Sélim perd malheureusement beaucoup en mystère, d’autant qu’il est le seul du plateau à déclamer son texte de manière un peu trop emphatique. La proposition du metteur en scène n’en reste pas moins séduisante et l’on se laisse charmer – comme Konstanze – par ce dandy qui a lu Voltaire et qui a trouvé dans l’art du jardinage un dérivatif philosophique à ses penchants autoritaires.
Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra de Reims n’aligne qu’un effectif réduit où les bois et les percussions l’emportent légèrement sur les cordes, mais sans jamais déséquilibrer réellement la magie de l’orchestration mozartienne. Le chef Adrien Ramon veille d’ailleurs scrupuleusement à l’allant des tempi : l’ouverture est entonnée de manière primesautière mais jamais l’orchestre ne cherche à prendre la vedette sur le plateau où les chanteurs sont couvés par le regard bienveillant du Maestro. Au cœur de la soirée, l’introduction concertante de l’aria « Martern aller Arten » est le résumé parfait du travail mené par Adrien Ramon avec ses musiciens : cuivres précis, bois affûtés et solo de violon témoignent d’une phalange bien préparée et aguerrie à la grammaire musicale viennoise de la fin du XVIIIème siècle.
Le montage financier du spectacle n’ayant pas permis d’engager les artistes d’un chœur réduit par Mozart, dans la partition de l’Enlèvement au sérail, à deux interventions anecdotiques, le chef Adrien Ramon a orchestré lui-même deux passages ponctués de percussions destinés à remplacer ces interventions chorales caviardées. C’est à lui que revient aussi, en fin de spectacle, le choix de la folle pièce orchestrale interprétée pendant le postlude et la fougue qu’il y déploie donne diablement envie de revenir rapidement à Reims pour l’y entendre diriger l’un des titres de la trilogie Da Ponte !
En fin de soirée, c’est finalement une ovation nourrie qui salue l’ensemble des artistes réunis sur le plateau à la manière d’une troupe où les hiérarchies n’existent pas. Après Rusalka et Tosca en début de saison, l’Opéra de Reims continue donc d’offrir aux spectateurs champenois des événements lyriques populaires et exigeants et d’investir dans la rencontre avec de nouveaux publics : dans les prochaines semaines, l’Orchestre rémois accompagnera ce spectacle à Saint-Quentin, Poissy, Abbeville, Neuilly-sur-Seine, Montrouge et Versailles.
Konstanze : Erminie Blondel
Blondchen : Caroline Jestaedt
Belmonte : Matthieu Justine
Pedrillo : Yan Bua
Osmin : Mathieu Gourlet
Selim bassa : Guillaume Laloux
Orchestre de l’Opéra de Reims, dir. Adrien Ramon
Mise en scène : Laurent Serrano
Costumes : Anne Bothuon
Lumières : Didier Brun
Scénographie : Amélie Kiritzé-Topor
Collaboration artistique : Elisabeth De Ereño
L’Enlèvement au sérail
Opéra en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Gottlieb Stephanie d’après une pièce de Bretzner, créé au Burgtheater à Vienne le 16 juillet 1782.
Opéra de Reims, représentation du vendredi 26 janvier 2024