I Vespri siciliani, Naples, 27/01/2024
En faisant le choix de la production d’Emma Dante, créée en 2022 au Teatro Massimo de Palerme, où le célèbre massacre des occupants français (1282) est transposé en 1992 au moment de la guerre contre « Cosa Nostra » et des attentats contre les juges Falcone et Borsellino, Stéphane Lissner replace le théâtre qu’il dirige au centre de la cité, là où, d’hier comme hélas encore d’aujourd’hui, se déchaînent les violences urbaines et le crime organisé. Retour sur un spectacle « coup de poing » face auquel le spectateur ne peut rester indifférent.
Une production engagée qui met au centre de la scène une énième déclinaison du combat des agresseurs et des agressés
A la question : « Pour comprendre la mise en scène d’Emma Dante faut-il connaître l’histoire contemporaine de l’Italie ? », la réponse est donc : « Non… mais c’est mieux tout de même ! ». En effet, ce serait faire injure à la célèbre metteuse en scène et cinéaste sicilienne – mais également romancière ! – que de ne pas d’emblée relever la maitrise du rythme qui caractérise souvent ses réalisations : de fait, la reprise de sa mise en scène palermitaine des Vespri siciliani – dans sa version italienne cette fois-ci, et donc sans les ballets – nous permet de constater à nouveau combien son travail avec les artistes d’un ouvrage lyrique est influencé par sa vision du théâtre parlé. On reste, en particulier, saisi par la manière dont Emma Dante sait faire bouger le collectif – chœur, danseurs figurants, solistes – dans toutes les scènes situées autour de la fontaine de la place Pretoria de Palerme – magnifiquement reconstruite par le scénographe Carmine Maringola qui confère aux statues baroques des apparences zoomorphistes – et par cette direction d’acteurs limpide qui donne clairement à voir les deux communautés des oppresseurs et des oppressés se faire face, s’affronter, se mêler, se massacrer, tout au long de l’ouvrage, au sein d’un même espace. De même, dans les scènes plus intimistes qui montrent le trio Elena-Arrigo-Procida ou le duo père-fils (Arrigo et Monforte) se déchirer autour des notions de Patrie, de famille, d’amour fraternel ou filial, Emma Dante va à l’essentiel, donnant la priorité à l’instinct des personnages, sans exagération des mouvements. Une sorte d’épure de jeu scénique, proche de la tragédie antique dont Emma Dante met régulièrement en scène les chefs d’œuvres. Comme c’est souvent le cas dans les productions qu’elle signe, la présence de marionnettes traditionnelles siciliennes qui, après avoir été jetées sur la scène comme des sacs poubelles par un mafioso, se mettent soudain à s’animer à la fin de l’ouverture puis se retrouvent aux levers de rideau des actes III et V, fait réagir et bientôt rire la salle, au rythme des duels de chevalerie. Un très beau message de survivance des plus authentiques traditions malgré les humiliations et les pires malheurs. C’est d’ailleurs véhiculé par ce fameux « Opera dei pupi » qu’Emma Dante nous conduit au cœur de la grande originalité de sa vision scénique : une lecture de l’opéra historique de Verdi au prisme des massacres perpétrés par la mafia en 1992, au moment de l’assassinat à l’explosif des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Force est ici de constater que, dans ce niveau spécifique de lecture, le spectateur averti et documenté aura davantage perçu les signifiants qui se déploient sous ses yeux, en particulier lors de la procession des opprimés, avec ses étendards aux portraits des martyrs de 1992 (outre Falcone et Borsellino, on y reconnaît le général dalla Chiesa, le policier Boris Giuliano, le journaliste Pippo Fava…) conduite par Elena, assimilée ici, à la fois, à Rita Borsellino, la sœur à la volonté inébranlable du juge assassiné et, dans une actualité toute récente, à Elena Cecchettin qui a fait du sauvage assassinat de sa sœur par son petit ami, un symbole politique des violences conjugales. Avec ce fond historique contemporain, l’affrontement entre la duchesse Elena et Monforte – ici l’un des capo de Cosa Nostra – n’en apparaît que plus parlant et nous fait davantage comprendre – surtout à nous, public non italien – la volonté immense du peuple sicilien à s’affranchir du joug de l’oppresseur mafieux[1]. Dans cette production, le proscrit Procida revient dans sa Palerme chérie sur un navire nommé « Rosalia », sainte ayant sauvé Palerme de la peste et c’est probablement canonisée que réapparaît à l’acte IV la jeune Ninetta, dont la statue est désormais portée par la population à travers les rues de la ville et dont on comprend la fin tragique. On ne peut terminer cette description d’une production si riche, sans évoquer, d’une part, la vision dramatique , à l’acte II, de ces jeunes siciliennes se lavant la tête dans des bassines et secouant leurs longues chevelures dans l’air tandis que descendent des cintres les plaques des rues où eurent lieu des assassinats mafieux et, d’autre part, la terrifiante Tarantella des jeunes fiancées dont les amoureux sont progressivement remplacés par des séides de Cosa Nostra qui finissent par les enlever dans leurs robes subitement transformées en sacs poubelles : l’image la plus tragique de ce spectacle.
Dans cet éternel combat des agresseurs et des agressés, les costumes signés Vanessa Sannino mêlent sans décalage choquant classicisme sobre – magnifique robe noire d’Elena au I puis blanche vaporeuse au V – et tenues de soirée clinquantes et flashy chez les nouveaux riches du bal chez Montfort, à l’acte III. Les libérateurs siciliens portent souvent, de leur côté, le kilt noir et des rangers aux pieds tandis que les affidés de la mafia sont revêtus de joggings et de cagoules. Tous portent, à l’occasion, la coppola, bonnet plat traditionnel porté dans le sud de l’Italie.
[1] Lors des deux premières soirées du spectacle, données en présence de membres des familles de victimes des crimes de Cosa Nostra, les loges du teatro San Carlo étaient ornées des portraits de ces nouveaux martyrs du peuple sicilien.
Des forces orchestrales et chorales à l’unisson avec un plateau vocal de belle facture
Pour faire face à une production lyrique de cette force dramatique, il fallait un chef sachant tenir le cap, tant dans les déferlements d’une partition au souffle risorgimental encore intense chez un Verdi toujours préoccupé par l’unité non faite de son Italie bien aimée (l’ouvrage est créé en 1855) que dans les beautés crépusculaires dont est émaillé l’ouvrage et dont l’acte IV constitue sans doute la cristallisation parfaite : avec un choix de tempi rapides – dès la partie initiale de l’ouverture – le maestro hongrois Henrik Nánási privilégie davantage l’urgence dramatique et ne traine pas, ce qui nous vaut, en particulier, une Tarantella menée tambour battant tout en ne perdant jamais de vue la nécessité des équilibres sonores du concertato final de l’acte III, l’un des climax de la partition. Dans sa construction musicale, le chef peut compter sur la rigueur de préparation du toujours aussi magnifique chœur du San Carlo, désormais dirigé par Fabrizio Cassi, arrivé en janvier dernier. Signalons au passage qu’avec cette mise en scène, les artistes du chœur constituent un personnage essentiel de la tragédie antique qui se déroule sous nos yeux : c’est ainsi leur image finale, recouvrant d’un immense filet de pêche les mafiosi éliminés, qui demeure à l’esprit au-delà de la représentation.
C’est autour du personnage d’Elena, on l’a compris, que la metteuse en scène construit la majeure partie de son discours scénique. Symbole de « La » femme italienne combattante – ce qui est le dénominateur commun d’un grand nombre d’héroïnes verdiennes de la période risorgimentale – Elena est, ici, également une militante, utilisant sa propre douleur comme instrument politique et donc collectif. Dès son apparition dans une superbe robe de deuil, on est frappé par l’engagement artistique de Maria Agresta, authentique figure moderne d’Antigone dont le regard vers le portrait de son frère assassiné nous en dit très vite long sur la force interprétative. Brutalisée sous nos yeux par l’oppresseur mafieux (dans les geôles du début de l’acte IV en particulier), la transformation vestimentaire progressive du personnage – qui devient « la » fiancée – ne fait pas illusion longtemps : tout est conditionné ici par la mission de libération nationale qu’il faut mener à son terme. Dans une tessiture oscillant perpétuellement entre bel canto romantique et chant dramatique d’agilité, Maria Agresta se sort avec les honneurs des périlleuses difficultés dont la partition est truffée. Davantage que dans son air d’entrée, aux graves redoutables (mais couronné par un contre-ut !), ou que dans l’éprouvant « bolero » aux aigus piqués que Verdi lui confie en guise d’air final, c’est évidemment dans ses duos avec son amant Arrigo et dans un sublime « Arrigo ! Ah, parli a un core » que s’exprime le mieux le chant subtil et angelicato de l’une des plus belles voix actuelles de la péninsule.
Retrouvant la version italienne d’un rôle abordé à Palerme dans son original français, le baryton Mattia Olivieri possède tout d’abord l’abattage de sa jeunesse vocale : pleine de panache, malgré une vision scénique faisant ici de lui le cruel et caricatural paradigme d’un capo mafioso en costume de super-héros, tout droit sorti d’un comics américain (!) avec pantalon de cuir noir et haut flambant rouge et blasonné, la tenue vocale de l’interprète manque encore, selon nous, du legato verdien indispensable à un air tel qu’« In braccio alle dovizie ». Pourtant, la puissance de la projection et le lyrisme débordant, en particulier dans les duos attendus avec son fils retrouvé, emportent l’enthousiasme d’une salle qui lui fait un triomphe. Un artiste évidemment à suivre.
Comme on pouvait s’y attendre, Alex Esposito n’a, pour sa part, aucun mal à entrer dans la psychologie vocale de Procida, le libérateur du sol natal. De fait, d’un « O tu, Palermo » au cantabile impeccable jusqu’au superbe trio puis quatuor de l’acte IV où il rejoint dans la prison Arrigo, Elena et Monforte pour exprimer, d’abord, son accablement et sa désespérance puis sa volonté de vengeance, Alex Esposito nous donne à entendre une voix égale sur tout l’ambitus, avec en particulier un « Addio mia patria » clôturé par un impeccable fa grave.
Si l’ensemble des seconds rôles bénéficient de l’ardeur vocale et de l’engagement scénique nécessaires aux personnages de Béthune, Vaudémont, Danieli et Ninetta (une très concernée Carlotta Vichi), c’est sur l’interprétation de l’Arrigo de Piero Pretti qu’il convient de s’attarder. Dans ce qui demeure l’un des rôles de ténor les plus ardus du répertoire – interrogé à l’issue de la représentation, le chanteur en est parfaitement convaincu ! -, Piero Pretti effectue un parcours sans faute, ni fatigue apparente, dans une tonalité oscillant le plus souvent entre Ré bémol majeur et La bémol aigu et s’envolant dans le lyrisme à fleur de peau du concertato final de l’acte III ou dans la cantilène de la prison, au IV, aux modulations redoutables mais à la justesse parfaite. On ne sait que louer le plus dans l’interprétation attachante de ce ténor – trop méconnu malgré une carrière internationale depuis quelque vingt ans – qui redonne au chant verdien toute la noblesse que pouvait lui conférer un Veriano Luchetti, grand Arrigo des années 1980, qui constitue pour lui, selon ses mots, l’exemple idéal.
Emma Dante, dans l’une des nombreuses images chocs de sa mise en scène, fait d’ailleurs mourir Arrigo, sur les marches de la place Pretoria, clin d’œil à la scène du film « Le Parrain III », où Mary Corleone mourrait dans les bras de son père sur les marches du teatro Massimo de Palerme, à l’issue d’une représentation de Cavalleria rusticana.
Une production à la symbolique puissante, à désormais inscrire dans les annales du teatro San Carlo.
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Retrouvez Maria Agresta en interview ici, et Mattia Olivieri là !
Elena : Maria Agresta
Guido di Monforte : Mattia Olivieri
Arrigo : Piero Pretti
Procida : Alex Esposito
Ninetta : Carlotta Vichi
Bethune : Gabriele Sagona
Vaudemont: Adriano Gramigni
Danieli : Francesco Pittari
Tebaldo : Antonio Garés
Roberto : Lorenzo Mazzucchelli
Manfredo : Raffaele Feo
Orchestre du Teatro San Carlo, direction : Henrik Nánási
Chœur du Teatro San Carlo, direction : Fabrizio Cassi
Mise en scène : Emma Dante
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Cristian Zucaro
I Vespri siciliani
Opéra en cinq actes de Guiseppe Verdi, livret d’Eugène Scribe et Charles Duveyrier, créé à Paris le 13 juin 1855.
Naples, Teatro san Carlo, représentation du samedi 27 janvier 2024.