Polifemo, lundi 05 février 2014, Opéra du Rhin
Polyphème, héros d’opéra
Rival de Händel à Londres, Nicola Porpora avait réussi à attirer les stars du chant de l’époque pour son nouvel opéra, ce Polyphème dont le livret de Paolo Antonio Rolli réunissait deux histoires ayant pour protagoniste commun le cyclope borgne qu’Homère décrit dans l’Odyssée comme un berger de l’Etna ne dédaignant pas l’anthropophagie, mettant en péril la vie d’Ulysse et de ses hommes débarqués entre-temps en Sicile, tandis que dans les Métamorphoses, huit siècles plus tard, Ovide en fait un amant jaloux de la nymphe Galatée. Händel lui-même avait abordé la seconde histoire dans une œuvre de jeunesse, la « serenata a tre » Aci, Galatea e Polifemo écrite lors de son séjour à Naples en 1708, avant une reprise en 1718 sur un texte anglais, sous le nom du “little opera” Acis et Galatea.
Bien que le fils de Neptune lui donne son titre, l’œuvre de Porpora est plutôt centrée sur les amours parallèles d’Acis et Galatée et d’Ulysse et Calypso, les quatre autres personnages de l’intrigue. Le sixième, celui de la nymphe Nérée, est un rôle mineur, qui disparaît d’ailleurs dans la seconde version de l’œuvre. Le 1er février 1735, au King’s Theatre de Londres, Polyphème remporte un grand succès, grâce aussi à la présence, comme nous l’avons dit, des chanteurs les plus renommés de l’époque : les castrats Farinelli et Senesino, dans les rôles d’Acis et d’Ulysse, et la soprano Francesca Cuzzoni, Galatée, tous transfuges de l’Académie Royale de Musique de Händel. La basse Antonio Montagnana, anciennement Polyphème dans Acis et Galatée, et le contralto Francesca Bertolli (Calipso) étaient également des chanteurs renommés, tandis que l’on sait peu de choses sur « Mme Segatti » (Nerea).
Polyphème est le deuxième grand succès de Porpora à Londres après Arianna in Nasso qui offrait, pour le compositeur italien, un pendant à l’Arianna in Creta de Händel. Porpora utilise fréquemment des récitatifs accompagnés aux moments les plus saillants de l’histoire, tandis que des duos et des trios alternent avec des arias solistes. Ici, il n’y a pas d’innovation particulière dans l’harmonie, les arias sont accompagnées par l’orchestre avec quelques interventions habiles d’instruments solistes, en particulier les bois et les cuivres, mais l’accent est mis sur la voix, plutôt que sur des interventions purement instrumentales : alors que le choix des arias de Händel est avant tout théâtral, l’écriture de Porpora est hautement hédoniste et dédiée à la gloire des chanteurs. La dramaturgie est simplifiée et procède par scènes, comme celle de l’aveuglement de Polyphème, en partie jouée sur scène, en partie racontée.
Rapidement, l’opéra, comme tous les opere serie du XVIIIe siècle, a dû céder la place à l’opéra napolitain puis à l’opera buffa, mais s’il ne s’est pas maintenu aux affiches des théâtres, certains de ses airs ont continué à vivre en concert, en premier lieu « Alto Giove« , devenu un faire-valoir pour les grandes voix de contre-ténors d’aujourd’hui comme celles de Philippe Jaroussky, Valer Barna-Sabadus ou Filippo Mineccia, qui en ont donné une interprétation très intense. L’aria a également été révélée au cinéma, avec le film Farinelli de Gérard Corbeau (1994), qui reconstitue la vie du légendaire Carlo Broschi.
Un nouveau triomphe pour Franco Fagioli
Emmanuelle Haïm présente aujourd’hui ce titre de Porpora pour la première fois en France, sur les planches de l’Opéra National du Rhin. Avec son Concert d’Astrée, un ensemble d’instruments dont les manières et les techniques sont historiquement informées, Haïm adopte un style sec et élégant qui met en valeur le rythme palpitant de la partition et le large éventail mélodique, en parvenant à un bon équilibre sonore entre la fosse et les voix qui, malgré une scénographie peu optimale, parviennent à ne pas être couvertes par l’orchestre. Sa version est un mélange des deux versions dans laquelle les récitatifs sont raccourcis, un peu trop, même les récitatifs accompagnés qui sont la vraie richesse de cet opéra, et certains numéros musicaux sont également coupés, notamment le premier chœur, l’air d’Aci « Morirei del partir nel momento » au premier acte et « Lascia tra tanti mali » de Calypso au deuxième.
Malgré le titre, les principaux protagonistes de Polyphème sont, par ordre de nombre d’airs solos, Galatea, Aci et Ulisse. Redonnant vie à Farinelli, Franco Fagioli se confirme une fois de plus comme l’étonnant phénomène vocal d’aujourd’hui : dans trois de ses arias, il fait une démonstration de merveilles vocales qui enthousiasment le public. L’opéra, en trois actes, a été divisé en deux parties, la première comprenant le premier acte et une bonne partie du second, de sorte que l’air d’Aci « Nell’attendere il mio bene » sert excellemment de premier finale avec son déploiement ininterrompu de trilles, le da capo avec des variations acrobatiques et une cadence que Fagioli aborde avec une aisance désarmante et une technique impeccable, transformant le simple berger en une fontaine d’où jaillit une extraordinaire virtuosité. Les mêmes prouesses vocales, cette fois au service d’intentions expressives, sont déployées dans « Alto Giove« , lorsque, après avoir été écrasé par le rocher du cyclope, Aci remercie le roi des dieux de lui avoir accordé l’immortalité implorée par sa bien-aimée Galatea : transformé en fleuve, il accueillera la nymphe dans ses eaux pour l’éternité. Visuellement, cela devient un moment magique dans l’interprétation du metteur en scène Bruno Ravella où, sous une pluie de confettis brillants a lieu la transformation du berger en eau de rivière… Sur le plan vocal, les longs vents, les notes legato et la messa di voce enchantent le public, auquel le contre-ténor argentin offre à nouveau un tourbillon de pyrotechnies à couper le souffle dans la page « Senti ‘l fato | ch’è già fisso » avant le finale. Peut-être est-ce la scène qui est trop vide, peut-être est-ce le temps qui passe, pour lui aussi, mais la voix de Fagioli, ce soir, ne semble pourtant plus avoir la projection qu’elle avait autrefois.
Une excellente distribution
On notera également l’excellente prestation du second contre-ténor, Paul-Antoine Bénos-Djian, dont le timbre est plus viril, les harmoniques plus riches, le volume sonore bien dosé. Moins exigeants sont les artifices vocaux requis par le rôle d’Ulysse, personnage qui non seulement flirte avec la nymphe Calypso, mais parvient à sauver la vie de ses compagnons et à mettre le Cyclope en fureur en l’aveuglant. La basse bolivienne José Coca Loza prête ses moyens vocaux, souvent amplifiés pour les besoins de la scène, au personnage-titre dans ses deux seuls airs solos et dans les ariosi qui ont survécu aux coupures.
On note chez les femmes quelques surprises et une confirmation. Madison Nonoa est une soprano néo-zélandaise qui a fait ses débuts à Glyndebourne dans Rinaldo de Händel et qui, l’année dernière à l’Opéra du Rhin, était Maria dans West Side Story. Elle possède un beau timbre et fait preuve d’une grande sensibilité en incarnant ici une Galatée particulièrement charmante, même si le rôle se limite à celui d’une amante fidèle. C’est cependant le personnage qui a le plus d’arias en solo. C’est à Nerea que revient la tâche d’ouvrir théâtralement la deuxième partie du spectacle en chantant de l’avant-scène son air « Una beltà che sa | farsi de i cor tiranna » présenté comme une simple chanson, mais qui permet de mettre en valeur les qualités vocales fraîches et prometteuses de la jeune soprano anglaise Alysia Hanshaw. La contralto Delphine Galou, quant à elle, confirme ses talents scéniques et interprétatifs dans le rôle de la charmante Calipso.
Bruno Ravella : une mise en scène péplumesque !
© Première Loge / Renato Verga
La mise en scène de Bruno Ravella lit l’histoire comme la reprise cinématographique d’un péplum, genre très populaire dans les années 1950 et 1960 : des films en costumes sur des sujets mythologiques ou historiques tournés à Cinecittà par des Américains – Les dix commandements (1959), Spartacus (1960), Cléopâtre (1963)… – et des Italiens, avec des titres dédiés à Hercule, Maciste, Ursus, souvent dans des parodies triviales. Pendant l’ouverture, nous découvrons ainsi que nous sommes sur le plateau d’un tournage avec des projecteurs, des caméras, des micros, un metteur en scène (joué par le même interprète que Polyphème) qui prend certaines libertés avec la jeune actrice (Galatea) – ce qui lui vaudra dans le finale d’être arrêté par la police -, un peintre de décors (Aci), un gymnaste star (Ulysse), l’assistant du metteur en scène, etc.
Dans le deuxième acte, on retrouve les acteurs costumés et le décor en papier mâché où la figure du cyclope reprend celle du film Le 7e voyage de Sinbad (1958) de Nathan Juran : un géant avec une tête cornue, un œil, bien sûr, et des pattes de chèvre. Ravella s’empare donc de ce genre mythologique coloré et improbable pour recréer l’opéra du XVIIIe siècle où, immédiatement après les voix des chanteurs, l’élément le plus important de la représentation étaient les scènes peintes et la machinerie scénique, destinés à susciter ce sentiment d’émerveillement que seul le théâtre en musique pouvait offrir au public. Et l’effet est pleinement atteint : les chanteurs jouent parfaitement le jeu, et le public exigeant d’aujourd’hui se laisse convaincre et s’amuse.
En témoignent les applaudissements nourris qui ont salué les chanteurs aux saluts, avec des ovations méritées pour Fagioli, Haïm ainsi que pour le metteur en scène et ses collaborateurs, Annemarie Woods pour les décors et les costumes et D.M.Wood pour les éclairages.
Après Strasbourg, le spectacle, coproduit avec l’Opéra de Lille, se rendra à Mulhouse et à Colmar, mais il mérite d’être joué dans d’autres théâtres : la rareté du titre, la beauté de la musique, l’interprétation musicale de grande classe et la mise en scène intelligente et agréable l’exigent !
Aci : Franco Fagioli
Galatea : Madison Nonoa
Ulisse : Paul-Antoine Bénos-Djian
Calipso : Delphine Galou
Polifemo : José Coca Loza
Nerea : Alysia Hanshaw
Le Concert d’Astrée, dir. Emmanuelle Haïm
Mise en scène : Bruno Ravella
Décors et costumes : Annemarie Woods
Lumières : D.M. Wood
Polifemo
Opera seria en trois actes de Nicola Porpora, livret de Paolo Antonio Rolli, créé le 1er février 1735 au King’s Theatre de Londres.
Opéra du Rhin, représentation du lundi 5 février 2024.
1 commentaire
C’était tout simplement tour tour drôle et sublime. ! Produire ce spectacle sur de nombreuses scènes, mille fois oui !