Beatrice di Tenda, Opéra Bastille, 9 février 2024
Des interprètes qui auront l’occasion de parfaire leur conception des personnages au fil des représentations
« La Justice est un palais »
Titre parmi les plus rares de Bellini, Beatrice di Tenda n’avait jamais été représentée à l’Opéra national de Paris ni même à l’Académie royale, voire impériale, de musique d’autrefois. Elle était néanmoins entrée au répertoire du bon vieux Théâtre-Italien et avait été reprise à plusieurs occasions dans les années 1840 et 1850. C’est donc dire si ces débuts parisiens étaient attendus. L’idée de la reproposer serait venue de Peter Sellars qui aborde ici un genre pour lui nouveau dans une sorte de spectacle total, le metteur en scène étant apparemment responsable de tous les choix, y compris celui du chef et des chanteurs, presque tous en prise de rôle. Il l’aborde avec enthousiasme, il faut le dire. Dans le programme de salle, il ne s’étend pas particulièrement sur sa conception de l’œuvre mais se penche surtout sur la place de ce livret dans l’histoire de l’Italie après les émeutes de 1830-1831 et voit dans cette peinture de l’absolutisme du XVe siècle le reflet de l’emprise autrichienne sur les états italiens, même si, précisons-le, il ne s’agit pas de leur totalité, comme l’affirme le metteur en scène. Il s’agit néanmoins d’« un monde de mensonges, de corruption, de tortures et d’exécutions », se refermant sur lui-même : « La Justice est un palais ».
Nous avons là, sans doute, la clé de sa lecture de ce soir. Le décor unique de George Tsypin s’ouvre sur un joli jardin Renaissance derrière lequel trône une belle façade en plaques d’aluminium aux chapiteaux corinthiens. Le premier tableau, où se dessinent les silhouettes de Beatrice et d’Agnese, pourrait laisser croire à un choix esthétique à la Alma-Tadema, du moins en ce qui concerne la tunique de la duchesse de Milan. Il n’en est rien. Tous les autres costumes seront contemporains : robe de soirée pour les femmes, costume-cravate pour les hommes, sauf les gardes du corps avec mitraillette en combinaison d’attaque et quelques imperméables en cuir, afin d’illustrer la chappe de plomb qui caractérise la dictature en place. Tous en noir. Dès la première scène on ajuste, d’ailleurs, des caméras de surveillance, afin de signifier la fragilité du régime imposé par Filippo Maria Visconti. Sa dynastie, comme celles de la plupart des seigneuries italiennes du début de la Renaissance, voire de la fin du Moyen-Âge, n’étant pas d’origine féodale, sa légitimité est toujours sujette à caution… Nous sommes quand même dans un monde très contemporain : c’est sur son ordinateur que le duc montre à son épouse les supposées preuves de ses méfaits, enfin découverts. Puis c’est par son téléphone portable que cette dernière en appelle à Agnese. Des haut-parleurs s’entrevoient derrière la structure de la façade : on entend, on voit tout… Des jardiniers viennent cependant tailler les haies dans l’esprit de l’art topiaire au finale I et on fait les carreaux à l’acte II. Question, sans doute, d’atténuer quelque peu l’impact de la tyrannie mais une lumière rouge sang s’impose dès le jugement du despote et, à la dernière scène, on creuse une fosse.
Drammatico d’agilità
Ces derniers mois, on a beaucoup spéculé sur cette prise de rôle de Tamara Wilson. Comment passer de Turandot à Beatrice en trois mois à peine ? N’est pas Callas qui veut, aura-t-on dit, qui, en ce fatidique mois de janvier 1949, avait assuré la transition de Brünnhilde à Elvira, en enchaînant, à trois jours d’écart, les quatre représentations de La Walkyrie aux trois des Puritani affichées par la saison du Teatro La Fenice de Venise. Si ce soir l’écart est plus pondéré, la performance est tout de même très appréciable, même s’il ne faut pas oublier que les héroïnes créées par Giuditta Pasta, surtout Norma, par le passé, plus récemment sans doute aussi Anna Bolena, ont souvent été également l’apanage de celles que l’on a appelées depuis des sopranos dramatiques : drammatico d’agilità. La cantatrice américaine s’en sort avec les honneurs. Dès sa sortita, elle se singularise par son sens du phrasé, des vocalises saines, une certaine sobriété, notamment dans la cabalette. Dans le duo avec son époux, elle déploie une ligne à toute épreuve, soutenue par une maîtrise du souffle exemplaire, la stretta s’agrémentant d’une belle colorature. Ainsi le volume est-il très contrôlé, voire châtié, dans le duettino avec Orombello, ce finale I s’achevant par des trilles bien captivants. L’air du sacrifice affiche à son tour un beau legato, malgré une certaine lenteur généralisée. Tamara Wilson aura, au fil des représentations et des années, l’occasion de parfaire sa conception du personnage.
Il faut dire que dans cette nouvelle aventure, elle n’est pas particulièrement aidée, comme tous les autres interprètes, d’ailleurs, par la direction de Mark Wigglesworth qui par moments penche davantage vers Wagner que vers Zingarelli, le professeur de Bellini, et cette école napolitaine dont est issu le compositeur sicilien. On connaît l’admiration que vouait le maître de Bayreuth pour son illustre devancier catanais. La trame du livret est certainement très sombre. La partition recèle tout de même des couleurs qui ont du mal à ressortir de cette approche de l’œuvre. Par ailleurs, les cuivres ne sont pas toujours au rendez-vous et ce, dès le prélude.
Un opéra de chœurs
Peu idiomatique dans l’introduction, le Filippo de Quinn Kelsey s’affirme par sa bonne élocution dans la cavatine qui suit ; son air du remords, très intense, souffrant du même manque d’élan de la direction dans la cabalette.
Beatrice di Tenda, on le sait, n’est pas un opéra pour ténor. Dès son premier duo avec Agnese, l’Orombello de Pene Pati se distingue par la luminosité d’un timbre déjà légendaire et par la bonne entente qui se tisse avec sa partenaire. Des qualités se confirmant dans la rencontre suivante avec la duchesse, à la fluidité très choyée. Poignant dans le quintette du supplice, il se fait ainsi l’écho des sons filés de l’héroïne.
Aérienne dans cette même scène, l’Agnese de Theresa Kronthaler – à ses débuts à l’Opéra national de Paris tout en ayant déjà abordé le rôle en concert à Martina Franca en juin 2022 – rejoint ses deux acolytes dans la lourde intimité du terzettino du pardon. Sa conception du caractère de la rivale reste néanmoins légèrement distante, malgré un aigu franc dès l’introduction, puis dans le duo avec Orombello, la ligne étant bien soutenue et le timbre harmonieux.
L’avant-dernier titre de Bellini est aussi, et probablement principalement, un opéra de chœurs. Très enjoués au début, ils n’assument pas que la tâche de commenter l’action et la conduite des intervenants. Excellents comme toujours, ils assurent eux-mêmes la fonction de personnage à part entière, surtout lors du récit de la torture subie par Orombello.
Public enthousiaste au tomber de rideau qui se réjouit de retrouver cette rareté à l’affiche d’une grande scène internationale et en redemande sans doute davantage.
Beatrice di Tenda : Tamara Wilson
Filippo Visconti : Quinn Kelsey
Agnese del Maino : Theresa Kronthaler
Orombello : Pene Pati
Anichino : Amitai Pati
Riccardo del Maino : Teasung Lee
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Mark Wigglesworth et Ching-Lien Wu
Mise en scène : Peter Sellars
Décors : George Tsypin
Costumes : Camille Assaf
Lumières : James F. Ingalls
Dramaturgie : Antonio Cuenca Ruiz
Beatrice di Tenda
Tragedia lirica en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé au Teatro La Fenice de Venise le 16 mars 1833.
Opéra National de Paris Bastille, représentation du vendredi 9 février 2024.