Turin, Un bal masqué, 21 février 2024
Très grand succès pour ce Bal masqué turinois, porté par Riccardo Muti qui retrouve ici l’une de ses œuvres de prédilection – dont il offre une lecture d’une rare profondeur.
La cour du gouverneur de Boston, le comte Riccardo – ancien Lord chef de la faction guelfe dans Adelia degli Adimari, ancien duc de Poméranie dans Una vendetta in domino, ancien roi de Suède dans Gustave III… tant sont nombreuses les versions de cette œuvre combattue par la censure – n’est pas sans rappeler celle du duc dissolu de Rigoletto, avec les mêmes orgies, les mêmes femmes enjouées à l’identité dissimulée sous un masque… Si le metteur en scène Andrea de Rosa a la possibilité de situer l’histoire, en fonction des différentes versions d’Un ballo in maschera, aux XVIIe, XIVe ou XVIe siècles, en Poméranie, à Florence, à Stockholm ou en Amérique, c’est pourtant sur la Naples du XVIIe que se porte ici son choix…
C’est ainsi que le décor conçu par Nicolas Bovey nous apparaît au lever de rideau : l’intérieur d’un palais de Naples, strictement symétrique, avec un escalier à gauche et un autre, identique, à droite, menant à l’étage supérieur. Le décor est divisé en deux, glissant vers l’extérieur pour créer la « tanière abjecte » d’Ulrica, un espace sombre dans lequel la femme « du sang sale des nègres » – oui, c’est ce que dit le livret, et bravo de ne pas censurer ni modifier les mots de Somma prononcés par le juge, comme cela semble être une pratique de plus en plus courante en ces temps de cancel culture et de « politiquement correct », – est une prêtresse juchée sur un plateau situé en hauteur et assistée de six assistants. C’est peut-être un peu trop pour ce personnage du devineresse sur lequel pèse un bannissement et qui est ici transformé en prophétesse hiératique.
Au deuxième acte, « l’horrible champ » est une étendue jonchée de cadavres, tandis qu’au troisième acte, la chambre de Renato et le somptueux cabinet de Riccardo sont un espace clos aménagé dans une grande pièce avec un autre escalier, cette fois-ci central unique, menant à une loggia au premier étage. Cet espace sert de « vaste salle de bal richement éclairée et décorée » pour le bal masqué fatal. Les riches costumes d’Ilaria Ariemme recréent avec une certaine liberté la période historique, et les éclairages de Pasquale Mari, qui utilise également des bougies, mettent en valeur les différents décors. Trop souvent, des mouvements chorégraphiques d’une banalité embarrassante remplissent la scène dans un spectacle qui ne se distingue guère par un travail particulier sur les masses chorales ou la gestuelle des personnages, restant assez conventionnelle.
Hormis quelques trouvailles peu convaincantes – Renato s’essuyant la main après avoir serré celle de Riccardo, l’utilisation obsessionnelle de masques que tout le monde met et enlève sans cesse et qui limitent l’expressivité des chanteurs – la mise en scène d’Andrea de Rosa reste d’une grande neutralité, ce que souhaitait sans doute Riccardo Muti qui, pour son troisième retour au Teatro Regio di Torino. Un retour à l’occasion duquel le maestro n’a pas voulu achever la trilogie Da Ponte commencée avec Così fan tutte en 2021 et poursuivie en 2022 avec Don Giovanni. Son choix s’est porté sur ce titre de Verdi qu’il a dirigé à plusieurs reprises, la première fois il y a cinquante ans au Maggio Musicale Fiorentino avec le légendaire Richard Tucker (qui allait bientôt disparaître) et Renato Bruson dans les principaux rôles masculins.
On peut donc dire qu’il s’agit d’un titre de prédilection pour le maestro napolitain et sa direction prouve sa prédilection pour cette œuvre de Verdi. Si, dans une première p’hostilitéhase de sa carrière, ses interprétations se faisaient fougueuses et frémissantes, ses lectures sont désormais plus analytiques, son approche plus approfondie. En mai 2001, Riccardo Muti avait dirigé Un ballo in maschera à la Scala, des représentations qui sont restées dans l’histoire pour l’hostilité du public à l’égard des chanteurs et en partie aussi du chef, à qui on n’a pas pardonné d’avoir voulu corriger les aspects arbitraires d’une très mauvaise tradition pour proposer à la place « un Verdi de référence, résultat d’un raffinement interprétatif et reflet d’un profil artistique et culturel très élevé (sérieux, fiabilité, équilibre, conscience stylistique) », comme l’écrivait à l’époque Sergio Sablich. Ces mêmes mots peuvent être de nouveau proposés aujourd’hui pour sa direction toujours attentive aux chanteurs, à l’équilibre parfait entre la fosse et la scène, à la gestion admirable des différents registres expressifs, le tragique et le comique, typiques de cette œuvre aux couleurs toujours changeantes, aux contrastes d’ombre et de lumière. Un jeu des contraires bien présent dans cette direction illuminée par des moments brillants, telle cette intervention soudaine des timbales aussi tranchante qu’un coup de feu dans la scène précédant le bal ou celle des cordes dans le thème grotesque des conspirateurs. Le choix de tempi olympiens, qui diluent peut-être la tension théâtrale mais révèlent la beauté sonore d’un orchestre en état de grâce et d’un chœur en grande forme, sont aussi la marque d’une direction très personnelle.
Moins convaincante est la troupe de chanteurs, dans laquelle Piero Pretti, malgré comme toujours un registre aigu très sûr, fait entendre un timbre quelque peu fibreux et surtout une expressivité imprécise : les différents moments vécus par le personnage manquent de contrastes, de personnalité. Tout comme la mise en scène, le personnage de Riccardo présente également le caracrtère idimensionnel du duc de Mantoue, à tel point qu’à un moment, au lieu de « Sì, rivederti Amelia« , on s’attend à ce qu’il entonne « Parmi veder le lagrime » !
Le timbre de Lidia Fridman (récemment entendue à Parme dans I Lombardi), par ailleurs excellente tragédienne (Hécube, Mina, Sylvia), n’est pas non des plus heureux : dans le rôle d’Amelia, elle révèle une ligne vocale pas toujours homogène et des sonorités parfois métalliques qui ne conviennent pas aux élans lyriques. Ainsi, le duo de l’acte II, avec la voix de Pretti, reste assez éloigné de l’extade tristannienne qu’y décelait le musicologue Massimo Mila. La dimension dramatique du personnage demeure, grâce à une présence scénique que la mise en scène aurait cependant pu rendre plus efficace encore. Face à la ligne vocale déchirée de l’Ulrica d’Alla Pozniak et à l’acceptable Oscar de Damiana Mizzi, le Renato de Luca Micheletti aurait été le meilleur élément de la soirée en termes de beauté du timbre et de caractérisation du personnage, si une indisposition n’était venue gâcher sa prestation : après un premier acte terminé par un incident mineur sur les dernières notes de ‘Alla vita che t’arride‘, à la fin du premier entracte, le directeur Mathieu Jouvin a annoncé que le baryton continuerait la représentation malgré son état de santé précaire, et le public à la fin lui a témoigné sa gratitude par de chaleureux applaudissements.
Applaudissements nourris également pour les autres interprètes et ovations pour le Maestro Muti. Moins convaincus mais cependant incontestables furent les applaudissements destinés au metteur en scène lorsqu’il est apparu, lors des salutations finales, avec les neuf autres créateurs de la scénographie.
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Retrouvez Luca Micheletti en interview ici !
Riccardo : Piero Pretti
Renato : Luca Micheletti
Amelia : Lidia Fridman
Ulrica : Alla Pozniak
Oscar : Damiana Mizzi
Silvano : Sergio Vitale
Samuel : Daniel Giulianini
Tom : Luca Dall’Amico
Un juge / Un serviteur d’Amelia : Riccardo Rados
Orchestre du Teatro Regio de Turin, dir. Riccardo Muti
Chœur du Teatro Regio de Turin, dir.Ulisse Trabacchin
Mise en scène : Andrea de Rosa
Décors : Nicolas Bovey
Costumes : Ilaria Ariemme
Chorégraphie : Alessio Maria Romano
Lumières : Pasquale Mari
Assistant à la mise en scène : Luca Baracchini
Assistante aux décors : Nathalie Deana
Assistante aux costumes : Valentina Volpi
Assistant aux lumières : Gianni Bertoli
Assistante bénévole à la mise en scène : Paola Brunello
Assistante bénévole aux costumes : Elena Gasparotto
Un ballo in maschera
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret d’Antonio Somma, créé au Teatro Apollo de Rome le 17 février 1859.
Turin, Teatro regio, représentation du mercredi 21 février 2024.