Le Carnaval baroque à l’Atelier lyrique de Tourcoing, 23 février 2024.
Programmer un spectacle intitulé Le Carnaval baroque en plein Carême, dans un théâtre où plane encore l’ombre tutélaire de Jean-Claude Malgloire et dans une région dont les traditions carnavalesques font partie de l’ADN, tenait tout de la gageure. Entouré d’une troupe de musiciens et d’acrobates habités par la grâce, Vincent Dumestre relève le pari et reçoit un triomphe du public de Tourcoing.
Les Hauts-de-France, cette région dont les carnavaleux sont rois
Une semaine à peine après le carnaval de Dunkerque et tandis que les flonflons de la fête résonnent encore aux oreilles des carnavaleux épuisés, l’Atelier lyrique de Tourcoing accueille au théâtre municipal Raymond Devos une reprise du spectacle créé il y a 18 ans par Vincent Dumestre et ses partenaires du Poème Harmonique. En près de deux décennies, le concept du Concert baroque n’a pas changé : il s’agit toujours d’explorer un répertoire méconnu d’airs et de danses italiens du XVIIème siècle tout en faisant partager aux spectateurs l’expérience immersive d’une journée de carnaval à Venise avec ses acrobates, ses artistes de rue et ses zanni, valets masqués dont la bouffonnerie constitue le ressort comique essentiel de la commedia dell’arte.
Visuellement, le spectacle est une splendeur et évoque invariablement les toiles de Pietro Longhi ou les fresques du Mondo novo de Giandomenico Tiepolo. Maxence Rapetti-Mauss et Chantal Rousseau n’ont pas lésiné sur la brocatelle, le velours gaufré, la dentelle et les plumes pour recréer les parures de l’aristocratie vénitienne tandis que le vestiaire du petit peuple des venelles emprunte sa fausse rusticité à celui des santons napolitains tels qu’on les fabrique encore de manière artisanale dans le quartier de San Gregorio Armeno. À certains moments de la représentation, le spectacle emprunte aussi une part de son esthétique à la peinture flamande de Jérôme Bosch dont on sait que l’ésotérisme était connu – et apprécié – des amateurs de la Sérénissime : les barriques marchant sur deux pieds y sont une référence évidente.
En une petite heure et demie Le Carnaval baroque propose donc de narrer au public une journée de fête et d’outrances dans la Venise du seicento. Traditionnellement étalées sur la dizaine de jours qui précède le mercredi des cendres et l’entrée en Carême, les festivités du carnaval sont ici concentrées en une juxtaposition de scènes qui, sans vraiment être reliées par un continuum dramatique, évoquent plutôt les principaux moments d’un de ces jours sens dessus dessous où les conventions sont jetées aux orties, où les prérogatives sociales s’inversent et où la débauche est tolérée.
Le spectacle commence entre chien et loup, à ce moment équivoque où les spectateurs murmurent encore tandis que l’obscurité se fait dans la salle. Pendant que résonne la psalmodie d’un Miserere, des silhouettes de moines encapuchonnés défilent à pas lents devant un rideau composé d’un patchwork de vieux draps cousus ensemble, comme pour évoquer le linge pendu en travers des canaux vénitiens. Ombres chinoises projetées sur le rideau par la flamme tremblotante de quelques chandelles, cette première image fantomatique rappelle instantanément le poids de l’Église et la pesanteur de l’Inquisition qui corsettent la société occidentale du XVIIème siècle, surtout dans les pays méditerranéens.
Mais bientôt la scène s’éclaire et transporte le spectateur dans un palais vénitien sobrement évoqué par un grand drapé écarlate et une table volante surchargée des mets qui en seront bannis dès le début du Carême. Quatre aristocrates font là bombance, servis par deux zanni plus délurés l’un que l’autre.
La fête à peine achevée, le plateau se transforme à vue en une placette bordée de canaux comme il en existe des dizaines dans le dédale de la Sérénissime. Agitation du bas-peuple de Cannaregio ou du Dorsoduro, amoncellement de bariques et de cageots… suffisent à créer l’illusion d’un campo enfiévré par l’atmosphère du carnaval. Puis la lumière décline jusqu’à replonger la salle dans l’obscurité : c’est l’heure, sur scène, d’improviser un théâtre de tréteaux. Empiler des planches sur des tonneaux, dresser un rideau, allumer les bougies de la rampe, sont autant de gestes qui préparent à l’explosion de joie finale, lorsque le spectacle s’achève sous des brassées de confetti dorés.
Mais le tableau le plus bouleversant du spectacle consiste en une chasse à l’homme qui rappelle de manière ô combien sinistre que c’est bien à Venise, en 1516, pour la première fois dans l’histoire de l’Occident chrétien, que les populations de confession juive ont été contraintes de se regrouper dans le quartier fermé du Ghetto. Chorégraphiée autour d’un mât chinois au sommet duquel le fugitif essaye en vain de sauver sa peau, cette scène frénétique d’une violence inouïe – mais d’une beauté radicale – rappelle que le carnaval est aussi l’occasion de pulsions macabres qui mélangent l’or et le feu, Éros et Thanatos, et tend vers nous un miroir où se révèlent la part d’ombre de chacun.
Carême-prenant
Le charme onirique qui émane du Carnaval baroque tient d’abord à la troupe de comédiens, acrobates, magiciens et jongleurs qu’ont réuni pour ce projet Vincent Dumestre et la metteuse en scène Cécile Roussat. Les épithètes manquent pour qualifier exactement les compétences de ces artistes polymorphes capables de virtuosité technique tout en ayant parfaitement fait leurs les codes de la gestuelle baroque.
Présents sur scène du début à la fin de la représentation, Stefano Amori et Julien Lubek composent deux zanni dans la plus grande tradition de la commedia dell’arte. Souples silhouettes capables de contorsions inouïes, leur expression verbale se limitant à des borborygmes vaguement italianisants, ces artistes ont décidément tous les talents et plusieurs cordes à leur arc. Dans le tableau du palais vénitien, leur dextérité à multiplier les flacons de vin suscite dans la salle une rumeur admirative mais c’est surtout dans la pantomime des chandelles, lorsqu’il s’agit d’allumer les feux de la rampe du théâtre de tréteaux, que les deux complices provoquent l’hilarité des nombreux enfants présents dans la salle. Et même lorsqu’ils s’adonnent à l’art séculaire de la pétomanie, ils ne cèdent jamais rien à la vulgarité tant ils incarnent des caractères éternels qu’on retrouve à toutes les époques, et dans toutes les cultures.
D’une agilité hors du commun, capable d’acrobaties pour lesquelles sa maigre silhouette athlétique s’enroule littéralement autour du mât chinois, Rocco Le Flem est un des acrobates les plus époustouflants du spectacle même si la palme de la poésie – et les applaudissements les plus nourris – reviennent indubitablement à Quentin Bancel et à son numéro de roue cyr d’un charme poétique absolu.
Le reste de la troupe ne démérite évidemment pas et chacun excelle éminemment dans son art, qu’il s’agisse du jonglage (balles, massues et torches enflammées : les jongleurs font feu de tout bois pour démontrer leur technicité), du maniement du diabolo (simple, double, voire triple !) ou d’exercices de voltige chorégraphiés au cordeau qui réclament concentration et précision horlogère.
Pour assurer l’accompagnement musical du Carnaval baroque, les six instrumentistes du Poème Harmonique sont réunis sur scène, à jardin, autour de leur mentor Vincent Dumestre, tous vêtus à la mode du seicento pour se fondre dans l’esthétique du spectacle. Cette proximité des musiciens et des circassiens donnent à la représentation une dimension d’art total et favorise d’autant mieux l’immersion des spectateurs dans l’illusion carnavalesque. Au théorbe, à la guitare ou au colascione – le colachon (en français) est un luth à très long manche et à six cordes principalement utilisé en Italie du sud à la Renaissance – Vincent Dumestre assure un continuo alerte et entrainant mais c’est Adrien Mabire qui suscite le plus d’admiration par son maniement virtuose du cornet à bouquin dont les sonorités champêtres, souples comme la voix, infusent toute la représentation.
Quatre artistes assurent enfin les parties chantées du programme et contribuent à recréer l’atmosphère sonore du carnaval. La part belle leur est faite dès le début du spectacle, dans le tableau du palais vénitien, et c’est peu dire que la Serenata in lingua lombarda che fa madama Gola a messir Carnevale est un des plus beaux moments musicaux de la soirée.
Seule voix féminine du plateau, Anaïs Bertrand n’en est pas à sa première collaboration avec le Poème Harmonique. Depuis qu’elle a remporté le 1er prix du concours de chant baroque de Froville, cette jeune chanteuse s’est notamment produite sur la scène de l’opéra royal du château de Versailles grâce à un timbre d’alto large et sonore. Au Carnaval baroque, elle apporte un tempérament de comédienne-chanteuse investie et un abattage qui lui permettent d’exister réellement au milieu de ses partenaires masculins. Le Lamento del Naso – hilarante parodie du grand style monteverdien composée par Virgilio Albanese – et le Lamento di madama Lucia con la risposta di Cola offrent l’occasion à Anaïs Bertrand de beaux moments de chant intériorisé, teintés de mélancolie, qui rappellent aux spectateurs que la tristesse est consubstantielle au bonheur et qu’il n’y a pas de fête, aussi orgiaque soit-elle, sans un voile de douleur.
Les trois voix masculines du plateau s’harmonisent idéalement pour interpréter le Ballo di tre zoppi du compositeur Giovanni Battista Fasolo mais chacune dispose d’une couleur vocale qui lui est propre. Le ténor rémois Paco Garcia domine incontestablement le trio masculin grâce à un timbre charnu, une projection contrôlée et des aigus brillants. Très à l’aise avec la partie bouffonne de la scène du banquet, c’est cependant dans la Tarantella del Gargano qu’il trouve les accents les plus bouleversants, son chant plaintif se teintant alors de couleurs hispaniques. Martial Pauliat dispose quant à lui d’un ténor plus serré et d’une voix immédiatement moins séduisante, ce qui ne l’empêche pas de s’approprier la Vilanella del pescatore et d’en délivrer une interprétation solaire aux vocalises rigoureuses. Igor Bouin apporte enfin à ce carnaval l’éclat sombre de son timbre de baryton. Chanteur agile, d’une belle longueur de souffle et d’un tempérament dramatique affirmé, ce jeune artiste capable d’incarner Leporello dans le Don Giovanni de Mozart prend visiblement un tel plaisir à participer au projet du Carnaval baroque qu’on en vient à regretter que le programme musical ne lui accorde pas un ou deux morceaux supplémentaires pour l’entendre davantage !
Les éclats de rire d’un public où on pouvait croiser de nombreux enfants et les applaudissements enthousiastes à la fin de la représentation sont les indicateurs d’une réussite totale qui fait ardemment espérer une captation vidéo de ce spectacle. En attendant de le retrouver un jour en DVD ou sur Culture box, le Carnaval baroque – recréé fin décembre 2023 à l’opéra de Rennes – sera encore donné cette saison à Vitry-sur-Seine (2 mars) et à Caen (du 28 au 30 mai).
Alto : Anaïs Bertrand
Ténors : Paco Garcia, Martial Pauliat
Baryton : Igor Bouin
Comédiens, mimes : Stefano Amori, Julien Lubek
Mât chinois : Antoine Hélou, Rocco Le Flem
Acrobaties au sol : Max Spuhler
Acrobaties au sol, jonglage : Victor Zachor
Jonglage, roue cyr : Quentin Bancel
Enfant comédien : Désiré Lubek
Le Poème Harmonique, dir. Vincent Dumestre
Mise en scène : Cécile Roussat
Costumes : Maxence Rapetti-Mauss, Chantal Rousseau
Habilleuse : Émeline Jenger
Masques : Julie Coffinières
Maquillages : Mathilde Benmoussa
Régie générale et régie lumières : Christophe Naillet
Le Carnaval baroque
Francesco MALETTI
Litania dei Santi
IL FÀSOLO
Serenata in lingua lombarda che fa madama Gola a messir Carnevale
L’altra nott’al far’ del giorn’
Al me pias’ il columbott’ (Gola)
Al me pias’ il vin alban (Baccho)
Una volta fui al mar
Finiam la dunque, o fier Sguizzon
Mentre per bizzaria
Francesco MALETTI
Chaconne
Anonyme
Vilanella del pescatore
Girolamo KAPSBERGER
Colascione
Anonyme
Tarantella del Gargano
Francesco MALETTI
Preludio
Claudio MONTEVERDI & Virgilio ALBANESE
Lamento del Naso
IL FÀSOLO
Ballo di tre zoppi
Lamento di madama Lucia con la risposta di Cola
Morescha di Schiavi
Atelier lyrique de Tourcoing – Théâtre municipal Raymond Devos, concert du vendredi 23 février 2024.