Haydn : une Création « mise en scène » à l’Opéra de Lorraine
Haydn dans une mise en scène extrêmement technologique : amour pour la modernité, horror vacui ou cancel culture ?
Composé dans les années 1796-1798 sur une adaptation de la Genèse et du Paradis perdu de John Milton par Gottfried van Swieten – grand admirateur de Bach et de Haendel, et grand partisan de Mozart –, Die Schöpfung (La Création) a été donnée pour la première fois au Palais Schwarzenberg, à Vienne, le 29 avril 1798. Le fait que cet oratorio ait été composé peu de temps après le retour du compositeur de Londres était tout sauf une coïncidence. Dans la capitale anglaise, Haydn avait assisté à la représentation d’Israel in Egypt de Haendel – qui lui avait fait une forte impression – et avait certainement pu étudier de nombreuses autres partitions du compositeur de Halle. Toute l’œuvre trahit en fait une grande connaissance des oratorios haendéliens et de leurs particularités, allant de la description musicale à travers l’harmonie, les mélodies, les timbres de l’orchestre (les représentations sonores des éléments, événements, êtres vivants, très fréquentes dans la partition), jusqu’à la puissante utilisation dramatique du chœur.
Die Schöpfung puise son sujet dans la narration biblique de la création. Les trois archanges qui y apparaissent, Gabriel (soprano), Uriel (ténor) et Raphael (basse), n’agissent pas en vrais personnages qui dialoguent entre eux, mais en narrateurs auxquels sont alternativement confiés les différents moments où la création du monde et des êtres vivants est racontée. Enfin, à la fin de l’oratorio, lorsque l’homme et la femme apparaissent, Gabriel et Raphael cèdent leur place respectivement à Eva et à Adam. Fidèlement tirée de la Genèse, l’œuvre est donc, dans ses deux premières parties, la narration de la création du ciel et de la terre, de l’arrivée de la lumière, de la séparation des eaux de la terre, de la formation des mers, des montagnes et des fleuves, de la naissance des plantes, des arbres, des bois et des forêts, du firmament, des astres et du soleil, et encore des animaux, jusqu’à l’apparition de l’homme et de la femme. Seuls personnages qui dialoguent dans la partition, Eva et Adam chantent, dans la troisième et dernière partie de la partition, leur gratitude à Dieu avant d’entamer un duo, doux et émouvant, de célébration de l’amour conjugal. Le chœur, qui intervient tout le long de la composition, alterne avec les solistes ou se mêle à eux pour prolonger ou soutenir leurs descriptions, ou pour donner davantage de puissance aux louanges adressées au Dieu créateur, jusqu’à l’imposant chant de remerciement conclusif.
Die Schöpfung se veut donc la représentation musicale des images évoquées par les trois archanges narrateurs, et enfin, par Eva et Adam : le chaos originaire, la terre, le ciel, la lumière, les eaux, la plantes, les animaux, etc., qui constituent autant d’éléments finement évoqués en musique par des mélodies, des couleurs vocales ou instrumentales et des harmonies confiées tantôt aux solistes tantôt à l’orchestre. Dans une partition ainsi conçue, la compréhension (et l’appréciation) de l’œuvre ne peut en aucun cas se dissocier de celle du texte chanté qui, riche en concepts et images, nous en offre les clefs interprétatives. Et toute distraction de notre attention au texte, toute perturbation de notre concentration, se fait inévitablement au détriment de notre jugement : dans Die Schöpfung, l’exécution devrait alors permettre une complète assimilation, mot après mot, phrase après phrase, du texte poétique, et, de ce fait, privilégier, d’après la tradition historique de l’oratorio, la forme de concert, avec, tout au plus, des concessions occasionnelles et motivées aux costumes ou à la distribution spatiale des parties vocales. C’est, du moins, notre opinion.
L’Opéra National de Lorraine a préféré cependant nous présenter l’œuvre de Haydn sous la forme scénique tout à fait particulière conçue par Kevin Barz. En effet, sur une scène constituée de panneaux vidéo LED, trouvaient place vingt-huit choristes assis sur cinq gradins, quatorze hommes et quatorze femmes provenant des différentes époques de l’histoire de l’humanité européenne, et qu’on découvrira petit à petit comme étant les représentants des sciences à travers les siècles : Copernic, Galilée, Kepler, Newton, Einstein, Marie Curie, et beaucoup d’autres encore. Tout au long de l’exécution, sans interruptions, des images ont été projetées, soit réalisées numériquement, soit animées grâce à la réalité virtuelle. Par rapport aux contenus des textes chantés, elles étaient tantôt en parfaite cohérence (descriptions des terres, des eaux, des animaux etc.), tantôt fortement contradictoires ou ironiques. Ce dernier cas s’est présenté lorsque le trio des trois archanges célèbre le grand nombre d’œuvres créées par Dieu tandis que l’on voit apparaître des séquences de multiplication cellulaire ; ou quand Uriel annonce que « Dieu créa l’humain à son image » : on voit alors apparaître les images d’un modèle d’ADN, et puis celles d’un chimpanzé, qui évolue enfin en homme de Neandertal. Cette manière particulière d’illustrer le texte mis en musique par Haydn, de plus en plus divergente de celui-ci, atteint son apothéose sur les dernières notes de l’oratorio, quand un véritable androïde, capable de reproduire les expressions faciales, est introduit sur scène par quatre techniciens.
Mais ce « texte » visuel – le troisième après le texte poétique et le texte musical, nécessitant lui aussi d’un déchiffrage – au lieu de favoriser la compréhension de l’œuvre de van Swieten et de Haydn, finit par distraire le spectateur et perturber sa concentration pendant toute la durée de l’exécution, ne permettant pas de suivre ni de saisir les nombreuses finesses de l’écriture haydnienne. Une des explications avancées pour expliquer cette démarche scénique – qui semble trahir au même temps un horror vacui pour l’absence de mise en scène, normale en ce type de compositions, et une faible confiance dans le pouvoir expressif de la musique – est celle fournie par Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra de Lorraine, quand il écrit, dans le programme de salle, que « selon un sondage dont la presse s’est fait l’écho, 38% des Américains continuent de croire aujourd’hui que la Terre a été créée il y a moins de 10 000 ans dans sa forme actuelle. Un tel chiffre témoigne de la virulence du créationnisme : la représentation du monde que nous tenons pour acquise, basée sur l’observation des faits scientifiques, fait l’objet d’attaques perpétrées par des obscurantistes de tous bords. Notre monde actuel – et plus encore notre monde post-Covid – se caractérise par une recrudescence de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler dans le langage courant fake news ».
Cette argumentation nous paraît insuffisante pour justifier une opération à ce point envahissante, de même qu’il nous semble déplacé de comparer un texte comme le récit biblique – à valeur éminemment symbolique même pour la plupart des croyants – aux fake news des obscurantistes. Une telle vision semble reléguer Haydn et van Swieten – ainsi que les commanditaires et le public viennois de fin XVIIIe siècle – au rang d’ignorants superstitieux, et considérer leur œuvre comme un texte qui doit être dûment rectifié du point de vue scientifique, afin que le public d’aujourd’hui – évidemment incapable d’avoir le juste recul laïque et les bonnes clefs d’interprétation face à l’Europe encore authentiquement chrétienne de Haydn, porteuse des croyances comme celle du créationnisme – soit correctement éduqué. (Mais alors, selon cette perspective, quelle œuvre inspirée de la mythologie ancienne – y compris nombre de chef-d’œuvres du XXe siècle – pourrait se soustraire à l’accusation d’alimenter des fake news ?) On a ici la sensation de se trouver face à une sorte de cancel culture, imbue du politiquement correct, qui semble avoir aujourd’hui envahi aussi l’art du passé dont on prétend jouir, mais sans en assumer – avec les formes et les règles de (re)présentation – les contenus, qui peuvent souvent ne plus nous correspondre.
Une compagnie et une direction musicale excellentes
La distribution vocale, composée de trois jeunes interprètes, a été de qualité et de haut niveau. La soprano Julie Roset (lauréate du concours Operalia 2023 et déjà appréciée par Pascal Lelièvre dans la version française de La Création à Saint-Denis en juin dernier), à la vocalité agile et cristalline, mais aussi puissante et perçante, a interprété avec fraîcheur l’archange Gabriel et Eva, dont on rappelle ici le magnifique, séduisant et envoûtant duo d’amour conjugal avec Adam. Excellent également l’Uriel de Jonas Hacker, dont le timbre brillant et clair de ténor (très bachien au demeurant) a parfaitement servi les longues parties narratives. Très remarquable aussi Sam Carl (l’archange Raphael et Adam), baryton-basse qui a su répondre parfaitement aux sollicitations, parfois lourdes, de la partition haydnienne, lui demandant de se mouvoir avec aisance dans le registre aigu ainsi que très grave.
L’exécution musicale a bénéficié de la direction de Marta Gardolińska, qui, avec le chœur (excellemment préparé par Guillaume Fauchère) et l’orchestre de l’Opéra National de Lorraine, nous a offert, à travers ses choix des volumes sonores et des tempos, une lecture très fine et nuancée de la partition.
Le public a accueilli la représentation, mise en scène et artistes, avec un grand enthousiasme et beaucoup d’applaudissements.
Julie Roset (Gabriel/Eva)
Jonas Hacker (Uriel)
Sam Carl (Raphael/Adam)
Orchestre et Chœur de l’Opéra National de Lorraine, dir. Marta Gardolińska (chef de chœur : Guillaume Fauchère)
Mise en scène : Kevin Barz
Scénographie et Costumes : Anika Stowasser
Lumières : Victor Egéa
Vidéo : Johannes Wagner
Die Schöpfung (La Création)
Oratorio de Franz Joseph Haydn, livret de Gottfried van Swieten d’après le Livre de la Genèse et le Paradise lost (Le Paradis perdu) de John Milton, créé au Burgtheater à Vienne, le 19 mars 1799.
Nancy, Opéra National de Lorraine, vendredi 23 février 2024