Lentement mais sûrement, Michael Spyres poursuit son exploration du répertoire wagnérien : après le second acte de Tristan à Lyon et les Wesendonck-Lieder à Strasbourg en janvier dernier, voici donc Lohengrin, alors que Walther des Maîtres Chanteurs est d’ores et déjà annoncé, de même que Siegmund l’été prochain à Bayreuth. Le ténor américain a-t-il raison d’ajouter ces rôles wagnériens aux répertoires italien et français qu’il a jusqu’ici si bien servis ? À en croire le triomphe remporté au rideau final, la réponse est oui ! Dans une courte conférence de presse donnée peu avant le spectacle, Michael Spyres souligne la possible filiation qui existe entre les différents répertoires, y compris entre les œuvres italiennes et germaniques qu’une opposition frontale, particulièrement prégnante en France et en Allemagne, invite à considérer le plus souvent en termes de rupture plutôt qu’en termes de continuité. Il rejoint en ceci les positions de Callas, pour qui le bel canto, loin de désigner une période de l’histoire de l’opéra, désignait avant tout une école de chant pouvant et devant être appliquée à tous les répertoires – ou quasi.
Il y a eu, bien sûr, d’autres ténors latins ou d’école latine à interpréter le Chevalier au Cygne, et ce serait faire injure à nombre de ses prédécesseurs que de considérer que le ténor américain est le premier à soigner dans ce rôle le legato et les nuances. Il n’empêche : entendre dans Wagner une telle souplesse de la ligne vocale, une telle attention aux indications d’intensité, une telle volonté de donner la priorité absolue au chant dans ses composantes les plus subtiles plutôt qu’aux décibels procure un vrai bonheur et nous change agréablement de tant d’interprètes donnant à entendre une ligne de chant brisée, procédant par à-coups, dont le seul but est de surmonter la puissance orchestrale et d’assurer le passage en force de tel ou tel aigu. Autant de défauts dont on ne tolérerait pas un cinquième dans les répertoires italien ou français mais qu’on admet trop souvent sans sourciller dès lors qu’on chante Wagner ou certains Strauss…
Pour autant, au-delà de ces qualités très précieuses, toutes les facettes (dramatiques et vocales) du personnage sont-elles vraiment prises en compte dans cette incarnation ?… La dimension délicate du chant, les nuances piano ou pianissimo, l’usage (si parfaitement maîtrisé dans le cas de Spyres) de la voix mixte ne prennent toute leur dimension que dans le contraste qu’ils font entendre avec d’autres pages qui doivent être éclatantes de puissance. Or sur ce plan, le compte n’y est pas tout à fait : le rôle de Lohengrin ne comporte que peu de pages où le chanteur doit faire preuve d’une vaillance et d’une puissance vocale à toute épreuve ; il y en a cependant – et pas seulement la scène au cours de laquelle le héros éponyme révèle son identité. Or c’est là que la voix de Michael Spyres atteint peut être ses limites, avec une projection certes suffisante pour un théâtre aux dimensions qui sont celles de l’Opéra national du Rhin, mais qui ne rend que partiellement justice à la dimension héroïque et glorieuse du personnage. Précisons cependant qu’il s’agissait tout à la fois d’une prise de rôle et d’une première : peut-être cette belle interprétation gagnera-t-elle en force et en assurance au fil des représentations !
Autour du ténor, l’Opéra national du Rhin a rassemblé une distribution d’une belle qualité. Johanni van Oostrum, déjà Elsa à l’Opéra de Paris en septembre dernier, apporte au rôle une fraîcheur très bienvenue, et émeut dans un poétique « Einsam in trüben Tagen » – et plus encore dans le « Euch Lüften » de l’acte II. Elle parvient au terme de la représentation sans fatigue apparente (les aigus, dans sa confrontation avec Lohengrin à l’acte III, gagneraient cependant à être projetés avec plus de force…). Josef Wagner, dans le rôle de Telramund, joue plus la carte de l’homme faible et manipulé que celle du fourbe violent et sanguin. Une conception du rôle plausible, surtout face à une Ortrud toutes griffes dehors, même si le volume vocal est parfois un peu léger en comparaison de celui de sa partenaire : une Martina Serafin venue in extremis remplacer Anaïk Morel, qui devait faire ses débuts dans le rôle. Martina Serafin dispose d’une voix large, puissante, avec un chant aux contours parfois âpres ou anguleux et une projection qui rappelle quelque peu celle d’une Gwyneth Jones, avec des sons attaqués de manière souvent fixe avant d’être animés par un vibrato plus ou moins large. Si, vocalement, le résultat ne correspond pas toujours aux canons esthétiques attendus, l’incarnation, sur le plan dramatique, est forte. Timo Riihonen est un Heinrich plein de gravité et de noblesse et Edwin Fardini parvient à faire valoir son beau timbre et sa ligne de chant soignée dans le rôle pourtant bref du Héraut.
À l’applaudimètre, le metteur en scène Florent Siaud, s’il ne s’attire pas les foudres du public – assez attendues les soirs de première –, suscite un enthousiaste moindre que celui destiné aux interprètes musicaux. Pas d’EHPAD, pas de centre de repos pour grands blessés de guerre, pas d’ateliers de confection clandestins ni de piscine en vidange dans sa vision de l’œuvre : le décor sobre (signé Romain Fabre), donne à voir des ruines qui pourraient être celles d’un tableau de Caspar David Friedrich – ou d’une cité grecque, Florent Siaud citant à plusieurs reprises les lectures des auteurs grecs par Wagner lors de la composition de Lohengrin. Dans ce cadre atemporel, les personnages, vêtus de costumes échappant eux aussi à tout ancrage dans une époque précise (Jean-Daniel Vuillermoz) évoluent selon une direction d’acteurs très sage dans un spectacle qui l’est tout autant – peut-être même un peu trop, en dépit d’un tableau final intéressant : Ortrud et Elsa ne meurent pas, mais se dressent face au public et face à leur avenir, qu’il leur appartient dorénavant de construire.
Il faut, enfin, louer une nouvelle fois les grandes qualités de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg et des chœurs maison, renforcés par ceux d’Angers Nantes Opéra, qui, sous la direction d’Aziz Shokhakimov, offrent une superbe lecture de l’œuvre : après un très beau prélude (qui pourrait cependant encore gagner en transparence), ils font preuve d’une implication sans faille et d’une superbe maîtrise de la partition, avec notamment des cordes soyeuses à souhait et des cuivres d’une grande précision, y compris lorsque les instrumentistes quittent la fosse pour se répartir dans les loges de l’avant-scène ou au premier balcon. Ce sont eux, à coup sûr, les premiers responsables du succès remporté par la représentation de ce dimanche après-midi, le public (qui avait été privé de Lohengrin pendant quelque trente ans !) saluant l’ensemble des artistes par de longues et chaleureuse ovations.
Lohengrin : Michael Spyres
Elsa von Brabant : Johanni van Oostrum
Ortrud : Martina Serafin
Friedrich von Telramund : Josef Wagner
Heinrich der Vogler : Timo Riihonen
Le Héraut : Edwin Fardini
Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. Aziz Shokhakimov
Chœur de l’Opéra national du Rhin, dir. Hendrik Haas
Chœur d’Angers Nantes Opéra, dir. Xavier Ribes
Mise en scène : Florent Siaud
Décors : Romain Fabre
Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières : Nicolas Descoteaux
Vidéo : Eric Maniengui
Lohengrin
Opéra romantique en 3 actes de Richard Wagner, créé le 28 août 1850 à Weimar
Strasbourg, Opéra National du Rhin, représentation du dimanche 10 mars 2024.