Madama Butterfly, Opéra de Nice, 10 mars 2024
En resituant l’action de l’ouvrage dans la Nagasaki de la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans jamais en dénaturer la thématique, la production de l’Opéra de Nice Côte d’Azur signée de Daniel Benoin s’inscrit dans la mémoire, bien au-delà du dernier accord.
Une production à la forte intensité dramatique s’appuyant sur une utilisation intelligente de la vidéo
On croit souvent tout connaître des grands chefs d’œuvres de l’art lyrique et, en particulier sur le plan scénique, ne plus attendre grand-chose des metteurs en scène qui ont la lourde charge de dégager le message porté par l’ouvrage, en particulier auprès d’un nouveau public qui n’aurait jamais encore vu sur scène, dans le cas présent, Madama Butterfly. La production de l’Opéra de Nice Côte d’Azur – déjà montée sur cette même scène en 2013- à laquelle nous avons assisté apporte un éclatant démenti à cette idée reçue. Dès les premières mesures du prélude orchestral, grâce à une utilisation soignée et percutante de la vidéographie, le spectateur est emporté, grâce au vol d’un papillon essayant de retrouver l’air pur, dans un environnement montrant le bouleversement épouvantable d’une nature paisible après le bombardement nucléaire sur Nagasaki, le 9 août 1945. Tout au long des quelque 2 h 30 de spectacle, la vidéo de Paolo Correia donne à la mise en scène et aux émouvantes lumières de Daniel Benoin un support intelligent sans jamais être omniprésent – ni « too much » comme on le voit désormais trop souvent ! – et met en lumière l’évidente modernité d’action du livret bien ficelé d’Illica et Giacosa et de sa mise en musique par Puccini. Ainsi, de l’image tragique et récurrente du père de Cio-Cio-San accomplissant avec honneur son geste fatal sur fond d’un ciel rouge au symbolisme percutant – sur lequel, lors de la scène finale, se détachera la silhouette de Suzuki, en haut de la colline, se donnant également la mort en même temps que sa maîtresse – jusqu’au rêve du « baiser hollywoodien » fait par l’héroïne pendant le bouleversant prélude de l’acte III – où l’étreinte de l’ancienne geisha et de « son » héros yankee se mêle aux baisers les plus illustres du cinéma américain de l’avant-guerre -, la production de Daniel Benoin s’inscrit elle-même dans un script cinématographique à l’intensité dramatique bienvenue. Longtemps après être sorti de la salle, au-delà des projections plus attendues d’un ciel impressionniste aux teintes évoluant du bleu au rose, se constellant progressivement d’étoiles tandis que les bois à l’orchestre lancent la partition dans le sublime duo d’amour de l’acte I, on garde davantage à l’esprit la projection de l’entrée émouvante de la canonnière « Lincoln » dans le port de Nagasaki à la fin du deuxième acte ou encore, lors du prélude de l’acte III, le récit de l’histoire des Etats-Unis dans la première moitié du XXème siècle, à travers des vidéos de l’essor urbain de New York, des foules métropolitaines, du cinéma et, donc, des bombardements atomiques. Avec beaucoup de subtilité, le décor de Jean-Pierre Laporte – complice régulier des mises en scène de Daniel Benoin- s’appuie sur quelques éléments : une porte de temple demeurée miraculeusement debout dans un décor de fin du monde, un arbre dénudé et rabougri par la catastrophe nucléaire ne trouvant un ultime sursaut qu’à travers les fanions et autres banderoles avec lesquelles Cio-Cio-San et Suzuki le décorent au moment du retour annoncé de Pinkerton… Ici, aucun japonisme de bric-à-brac mais, à l’inverse, de délicats costumes signés Nathalie Bérard-Benoin et des attitudes pouvant être attribuées à la nation du soleil levant comme, lors de la scène de la présentation au premier acte, ce si poétique geste chorégraphique des compagnes de l’héroïne s’inclinant simultanément avec elle dans une poursuite de lumière sur fond d’envol de papillons.
Enfin, du strict point de vue de la mise en scène, quelle belle idée que d’avoir mis côte à côte, un bref instant, lors de la déchirante scène du retour de Pinkerton, Cio-Cio-San – vêtue à l’occidentale, jusque dans ses escarpins, pour accueillir son « époux » – et Kate, l’épouse américaine « légitime » : proximité mais impossible communication des deux femmes.
Une direction d’orchestre ultra sensible pour un plateau vocal de belle homogénéité
Découverte, en ce qui nous concerne, la direction d’orchestre d’Andriy Yurkevych est avant tout remarquable par la préoccupation constante des équilibres musicaux, privilégiant l’homogénéité des diverses familles d’instruments de la phalange niçoise à la tentation du volume sonore. Avec cette battue ne cherchant jamais à faire de l’effet, le choix des tempi est constamment animé par le souci de faire entendre le texte sur le plateau et facilite, en particulier, un dialogue étroit avec le rôle-titre. Dans un ouvrage à la modernité sonore considérable et aux climax fréquents, la direction du chef d’origine ukrainienne a l’immense avantage de ne jamais mettre en difficulté ni les solistes ni le chœur, attentif et parfaitement préparé par Giulio Magnanini, en particulier dans sa performance « a bocca chiusa », impeccable de justesse et de sensibilité.
De même, aucune fausse note, ici, dans la caractérisation scénique de chacun des protagonistes, depuis le Goro occidentalisé de Josep Fadó jusqu’à la Kate Pinkerton de luxe – dans ses quelques interventions vocales ! – de Valentine Lemercier, voulue par le metteur en scène avec l’allure stéréotypée d’une icône hollywoodienne de l’Âge d’or. Si l’oncle Bonze de Mattia Denti est moins vocalement impressionnant que de coutume, le Yamadori de Luca Lombardo bénéficie toujours de sa belle projection, jadis au service des plus grands rôles de ténor lyrique. Si l’on a connu plus émouvant Sharpless que le baryton espagnol Angel Òdena, on est particulièrement frappé par les moyens vocaux de Manuela Custer qui donne à Suzuki une envergure vocale et scénique bienvenue.
Du Pinkerton du ténor italien Antonio Corianò, on retiendra qu’il fait partie de ces professionnels qui assurent sans accident l’un des emplois les plus ingrats – et les moins sympathiques – de tout le répertoire ! Répondant aux attendus pendant l’un des plus beaux – mais aussi des plus périlleux ! – duos d’amour de l’histoire de l’Opéra, Antonio Corianò exécute correctement le célèbre « Addio, fiorito asil », seule concession d’aria faite par le compositeur à l’omniprésence vocale de son héroïne principale.
Il n’est pas aisé de donner un avis objectif sur certains emplois du répertoire sans avoir toujours dans l’oreille – et le cœur ! – les accents de certaines de leurs illustres titulaires. Succédant, à quelques semaines d’intervalle, à Ermonela Jaho qui en avait interprété ici-même certaines des scènes les plus bouleversantes, la soprano américaine Corinne Winters est, d’un strict point de vue vocal, l’une des plus exceptionnelles titulaires du rôle qu’il nous ait été donné d’entendre sur scène. De son entrée depuis les coulisses, culminant en un contre-ré à la projection et à la longueur parfaites, jusqu’à un « Tu, tu, piccolo iddio » qui ne semble pas survenir après quelques 2 h 30 de musique tant son interprète demeure dans une forme vocale bluffante, Corinne Winters fait entendre une palette de couleurs magnifiques et d’infinies nuances, sans jamais en oublier la puissance vocale indispensable à une scène de la présentation de l’enfant au consul qui laisse pantois !
Sans doute, mais c’est une opinion très subjective que l’on nous pardonnera, nous a-t-il manqué ces quelques intonations ou inflexions dramatiques sur certaines phrases si attendues lors de chaque représentation de Butterfly telles que : « Butterfly, rinegata e felice » ou, plus encore, « Ah ! M’ha scordata ? » (« Ah ! Il m’a oubliée ? »). A un tel niveau d’excellence, cela passe sans doute inaperçu d’un public qui réserve, dans tous les cas, un triomphe à l’applaudimètre final à cette superlative Cio-Cio-San.
Terminons sur une émouvante image, dans une mise en scène qui décidément n’en aura pas manqué : celle de ces petits moulins à vent d’enfant qui, placés par Cio-Cio-San et Suzuki tout autour de l’entrée de la maison pendant le duo des fleurs, se mettent soudain à tourner, alors que retentit une dernière fois à l’orchestre le thème de la mort dans l’honneur.
Gone with the wind.
Cio-Cio San : Corinne Winters
Suzuki : Manuela Custer
F.B Pinkerton : Antonio Corianò
Sharpless : Angel Òdena
Goro : Josep Fadó
L’Oncle Bonze : Mattia Denti
Yakuside : Mickaël Guedj
Orchestre philharmonique de Nice, dir. Andriy Yurkevych
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, dir. Giulio Magnanini
Mise en scène et lumières : Daniel Benoin
Décors : Jean-Pierre Laporte
Costumes : Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo : Paolo Correia
Madama Butterfly
Tragédie japonaise en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, créée au Teatro alla Scala de Milan le 17 février 1904.
Opéra de Nice, représentation du dimanche 10 mars 2024.