Beatrice di Tenda à Gênes : de grandes voix… sans véritable mise en scène

Après Paris, Gênes propose la rare Beatrice di Tenda, avant-dernier opéra de Bellini. Un spectacle porté par de grandes voix mais desservi par une absence de mise en scène. 

L’association fructueuse de Bellini avec le librettiste Felice Romani s’est interrompue avec Beatrice di Tenda. Pour diverses raisons, la collaboration avec celui qui lui avait écrit Il pirata, La straniera, Zaira, I Capuleti e i Montecchi, La sonnambula et Norma, c’est-à-dire tous les opéras postérieurs à 1826, prit fin. L’opéra suivant, I puritani, seera versifié par Carlo Pepoli et une réconciliation entre Bellini et Romani aurait peut-être eu lieu si le compositeur catanais n’était pas mort prématurément.

Beatrice di Tenda est donc son avant-dernier opéra et celui qui se distingue le plus de ses prédécesseurs par son absence de grands airs et de cabalettes, un élément qui, malgré la présence de la diva Giuditta Pasta, a décidé de son issue incertaine lors de la première vénitienne en mars 1833 et de son absence de popularité par la suite. À l’époque moderne, c’est à Joan Sutherland que l’on doit la renaissance de ce titre dans les années 1860. Son interprétation était presque « métaphysique », quasi abstraite dans son raffinement vocal ; à cette interprétation s’opposa peu après l’interprétation plus naturaliste et dramatique de Leyla Gencer. Aujourd’hui, à Gênes, la soprano américaine Angela Meade fait preuve de la prodigieuse projection vocale, d’une agilité pleine de précision, de sons filés précieux et d’une justesse dans le phrasé que nous avons admirés en d’autres occasions dans le rôle de cette figure angélique, pure et martyre transfigurée dans la paix céleste qui l’attend. La voix, cependant, a gagné une couleur et un vibrato que nous ne lui connaissions pas auparavant et la présence scénique reste limitée, de sorte que le personnage, qui n’est déjà pas très fort émotionnellement, devient encore moins empathique qu’à l’accoutumée.

Mattia Olivieri a été annoncé comme étant légèrement indisposé. Le public a attendu en vain des signes de cette indisponibilité : le baryton émilien a étonné tout le monde avec une performance exemplaire pour son timbre merveilleusement doux, son chant homogène dans tous les registres, la justesse de son phrasé et son expressivité. Que de chemin parcouru depuis les rôles légers et comiques d’il y a quelque temps ! Son Filippo Maria Visconti, qui, rappelons-le, avait vingt ans de moins que sa femme, possède une forte présence scénique qui, tout en soulignant la perfidie de Filippo rend les raisons pour lesquelles il condamne la femme sinon acceptables, du moins plus compréhensibles et rend le personnage indubitablement fascinant.

Le personnage certes non héroïque d’Orombello trouve en Francesco Demuro une ligne de chant élégante et un timbre agréable, mais la tessiture du rôle conduit le ténor sarde à blanchir ses aigus, même si cela est conforme à l’esthétique de Bellini. En revanche, les consonnes très marquées et l’expressivité excessive de Carmela Remigio, une Agnese del Maino mieux jouée que chantée, ne semblent pas correspondre vraiment à l’esthétique belcantiste. L’Anichino de Manuel Pierattelli, seul personnage humain de cette cour impitoyable, possède une voix singulière, tandis que Giuliano Petouchoff fait également une bonne prestation dans la brève intervention de Rizzardo del Maino. Le chœur, dirigé par Claudio Marino Moretti, est un véritable personnage qui commente continuellement les actions. Il fait ici preuve d’une bonne intonation, de précision et de ductilité.

La musique de cet opéra est presque un unicum dans la production de Bellini : le ton dominant est sombre, les pages mélodiquement accrocheuses, les strettes et cabalettes séduisantes en sont absentes, et les scènes se succèdent sans changements de couleur spectaculaires. Bref, la dramaturgie reste sobre malgré le caractère tragique des événements. Le chef d’orchestre Riccardo Minasi a bien mis en valeur les pages dramatiques, un peu moins les pages lyriques, mais il a su donner la respiration nécessaire aux chanteurs et doser l’équilibre sonore entre la fosse et la scène. On a également apprécié le fait que l’œuvre ait été présentée presque sans coupures.

Le metteur en scène Italo Nunziata a choisi de situer l’histoire non pas en 1418 ni à l’époque de Bellini, mais, inexplicablement, à la fin du XIXe siècle. Les élégantes robes des femmes rappellent la Renaissance par la richesse des brocarts, mais elles sont toutes les mêmes pour les choristes femmes, tandis que les choristes hommes et les personnages du drame sont en tenues de soirée, dessinées par Alessio Rosati. Dans la scénographie d’Emanuele Sinisi, le château de Binasco est un espace clos et sombre, bordé d’ailes et de panneaux mobiles qui ressemblent à des plafonds de béton déchirés. Les grandes photographies de détails architecturaux qui apparaissent à certains moments sont un hommage à Ola Kolehmainen (et non Kolemhainen comme il est écrit dans le programme), un photographe finlandais contemporain. Un vieux daguerréotype qui apparaît lorsque Béatrice se souvient de son défunt mari Facino Cane et une photo délavée de la Cour suprême des États-Unis lorsque les juges entrent en fonction constituent d’autres éléments de cette scénographie. L’éclairage fixe de Valerio Tiberi accentue la claustrophobie d’unenvironnement dont la lumière naturelle de l’extérieur est absente.

La dramaturgie pauvre offerte par le livret a suggéré au metteur en scène une lecture totalement statique. Les seuls mouvements sur scène sont ceux des panneaux ou du chœur, lorsque la moitié des choristes entre par la gauche et l’autre par la droite : les choristes se croisent au milieu, certains  montent trois marches, d’autres les descendent ; les hommes se pavanent à tribord et les femmes font une élégante figuration à gauche. Une chorégraphie qui se répète inlassablement au fil des actes. Les chanteurs n’ont pas l’occasion d’intensifier les duos ni les concertati, et l’immobilité de la protagoniste semble contaminer presque tout le monde sur scène. Le fait qu’après l’indicible torture, tant Béatrice qu’Orombello se présentent sans une égratignure, parfaitement coiffés et habillés, n’est pas si surprenant. En comparaison, la production parisienne de Peter Sellars, récemment chroniquée, avait au moins offert quelques raisons supplémentaires de s’intéresser à l’œuvre.

Le public quelque peu vieillissant de ce dimanche après-midi au Carlo Felice a accueilli le spectacle avec beaucoup de chaleur et de véritables ovations pour Meade et Olivieri.

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Les artistes

Filippo Maria Visconti : Mattia Olivieri
Beatrice di Tenda : Angela Meade
Agnese del Maino : Carmela Remigio
Orombello : Francesco Demuro
Anichino : Manuel Pierattelli
Rizzardo del Maino : Giuliano Petouchoff

Orchestre et chœur de l’Opéra Carlo Felice de Gênes, dir. Riccardo Minasi
Chef de chœur : Claudio Marino Moretti
Mise en scène : Italo Nunziata
Assistant à la mise en scène : Danilo Rubeca
Décors : Emanuele Sinisi
Costumes : Alessio Rosati
Lumières : Valerio Tiberi

Le programme

Beatrice di Tenda

Tragedia lirica en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé au Teatro La Fenice de Venise le 16 mars 1833.
Opéra Carlo Felice de Gênes, représentation du dimanche 17 mars 2024.