Après la superbe Bastarda (sur des musiques de Donizetti) donnée l’an dernier sur cette même scène, Bruxelles propose un nouveau pasticcio en deux volets, verdien cette fois : Rivoluzione e nostalgia, avec un résultat moins convaincant… malgré une belle distribution.
L’idée de créer un pasticcio à partir de diverses œuvres de Verdi n’est pas en soi inintéressante : si le pratique du pasticcio est plutôt propre aux XVIIe et XVIIIe siècles, elle se prolongea au XIXe (avec entre autres exemples Ivanhoé de Rossini, créé le 15 septembre 1826 au Théâtre de l’Odéon). Le diptyque Rivoluzione e Nostalgia actuellement proposé par la Monnaie de Bruxelles s’inscrit donc dans la continuité d’un genre bien connu des amateurs d’opéras. Contrairement à Bastarda, proposée sur la même scène il y a exactement un an et qui, à partir de quatre opéras de Donizetti, retraçait le destin tragique d’Elisabeth Ire (un spectacle qui nous avait conquis et dont nous rendons compte ici), le livret (ou « script ») concocté par Krystian Lada n’a plus rien à voir avec les œuvres qui l’ont inspiré : dans le premier opus, on assiste à l’avènement de mai 68 et au durcissement du mouvement, avec une héroïne, Laura, qui bascule progressivement dans l’extrémisme et finira par mourir sur une barricade. Dans le deuxième volet, les héros de mai 68 sont fatigués, mais aussi… embourgeoisés. Ils se remémorent avec nostalgie la « révolution » à laquelle ils ont participé, et Virginia, la fille de feue Cristina, espère trouver, parmi les invités participant à un vernissage, lequel des ex-révolutionnaires est son père…
Pour que cela fonctionne, la traduction des livrets est parfois très légèrement infidèle (les « masnadieri » deviennent ainsi des « agitateurs »), quand ce ne sont pas les livrets eux-mêmes qui sont quelque peu retouchés. De fait, on se dit que cela pourrait fonctionner… Pourtant, le résultat n’est pas vraiment satisfaisant. La faute en incombe à un livret assez dépourvu de tension dramatique, qui fait que, lorsque l’action s’arrête pour faire place à un ensemble ou un moment d’introspection (une aria), on s’interroge souvent sur le pourquoi de tels « points d’orgue », lesquels correspondent à des nœuds dramatiques dans les opéras verdiens d’origine, mais font un peu « flop » dans ce nouveau livret à la construction trop lâche. D’autant que la première partie est fort longue et comporte des pages qui semblent avoir été retenues plus parce qu’elles « collaient » à la progression dramatique que pour leur valeur musicale (il existe chez le jeune Verdi des pages bien intéressantes et plus plus fortes que certaines entendues dans ce spectacle…). Les choses s’améliorent dans la seconde partie, plus resserrée, et comportant des extraits musicaux (Attila, Macbeth, Nabucco,…) plus séduisants.
Visuellement, la moisson s’avère inégale. Ce sont les images filmées qui séduisent peut-être le plus, particulièrement pendant l’ouverture (celle de Nabucco), ou pendant le chœur poignant « Patria oppressa », sur la musique duquel sont projetées des images de paysages ravagés par l’explosion de bombes… La mise en scène en elle-même (signée Krystian Lada) fait alterner quelques moments convaincants avec d’autres qui le sont nettement moins (les interventions dansées du premier volet, uniformément survoltées et hystériques, y compris pendant les pages musicales les plus élégiaques, sont vraiment agaçantes – en dépit du grand talent des danseurs eux-mêmes : elles attirent constamment et exclusivement l’attention, empêchant de se concentrer sur l’action, le jeu des acteurs, le texte, la musique). Le spectacle aligne par ailleurs un peu trop de procédés et d’images vus, revus et re-revus à peu près partout : les spots allumés face aux spectateurs pour les aveugler, la salle s’éclairant à quelques moments stratégiques, une scène chantée/jouée « sous la pluie », l’inévitable « monsieur-entre deux-âges-montrant-ses-fesses », etc.
Musicalement, ce sont en revanche deux belles soirées. À la tête d’un orchestre et de chœurs comme toujours de grande qualité, le chef Carlo Goldstein propose de ces pages parfois un peu ingrates une lecture soignée et convaincante, plus encore dans les moments de recueillement ou d’élégie que dans les pages « agitées » et dramatiques, si difficiles à réussir chez le jeune Verdi, et dont les contours gagneraient à être dessinés avec encore plus de tranchant et d’incisivité. La distribution est de très bonne tenue, avec un Enea Scala en très bonne forme, émouvant dans son « Quando le sere al placido ») et convaincant dans la cabalette qui lui succède (hélas tronquée et amputée de sa reprise, comme d’ailleurs de trop nombreuses pages au fil de ces soirées…). Vittorio Prato, timbre soyeux, style impeccable, est en très bonne voix et campe un Giuseppe on ne peut plus crédible, scéniquement (avec un vrai talent d’acteur face à la caméra !) et vocalement, surtout lorsqu’il s’agit, comme au début du troisième acte de Rivoluzione, d’exprimer la jalousie ou la tristesse amoureuse. Scott Hendricks (Carlo), Justin Hopkins (Lorenzo) et Giovanni Battista Parodi (Giuseppe) font pareillement preuve d’un engagement scénique et vocal total (avec pour Giovanni Battista Parodi une émouvante scène tirée d’Attila). À Helena Dix échoient certaines pages difficiles, dont celles de Lady Macbeth, avec une scène de somnambulisme bien maîtrisée, contre-ré bémol inclus. Nino Machaidze confirme par son chant la belle ampleur qu’a prise sa voix, sans perdre pour autant de son agilité – ce qui lui permet d’affronter avec aisance les coloratures qui émaillent nombre de pages du jeune Verdi (très belle scène des Masnadieri, notamment).
Enfin, le spectacle a été l’occasion, pour nous du moins, de découvrir deux superbes jeunes chanteurs : Paride Cataldo, timbre solaire, au lyrisme émouvant parce que mesuré ; et Gabriela Legun, voix chaude et superbement conduite, qui délivre une interprétation en tout point exemplaire de l’air de Medora (Il Corsaro). Deux artistes à suivre, absolument !
I – RIVOLUZIONE
Carlo : Enea Scala
Giuseppe : Vittorio Prato
Lorenzo : Justin Hopkins
Laura : Nino Machaidze
Cristina : Gabriela Legun
Arminio : Hwanjoo Chung
II – NOSTALGIA
Carlo : Scott Hendricks
Giuseppe : Giovanni Battista Parodi
Lorenzo : Dennis Rudge
Donatella : Helena Dix
Virginia : Gabriela Legun
Icilio : Paride Cataldo
Laura : Saténik Khourdoian
Script, mise en scène, décors & vidéo : Krystain Lada
Costumes : Adrian Stapf
Éclairages : Aleksandr Prowalinski
Chorégraphie : Michiel Vandevelde
Collaboration décors : Łukasz Misztal
Collaboration vidéo : Jérémy Adonis
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Carlo Goldstein
Chef des chœurs : Emmanuel Trenque ; Académie des chœurs de la Monnaie s.l.d. de Benoît Giaux
Rivoluzione et Nostalgia
Pasticcio réalisé à partir des premiers opéras de Verdi (1839-1850) livret de Krystain Lada, créé à Bruxelles le 22 mars 2024.
Monnaie de Bruxelles, représentations des 29 et 30 mars 2024.