Avec cette Médée de Charpentier, l’Opéra de Paris peut s’enorgueillir d’un succès public unanime, les musiciens, le chef, les chanteurs, le metteur en scène ayant tous reçu au rideau final un accueil des plus chaleureux. Un fait suffisamment rare un soir de première pour être souligné !
Premier artisan de cette réussite : David McVicar, qui propose si ce n’est une nouvelle production de l’œuvre (le spectacle a déjà été donné à Londres et à Genève), du moins un spectacle nouveau pour l’Opéra de Paris. Sa lecture paraitra sans doute (trop) classique aux partisans des mises en scène absconses, où le spectateur passe l’essentiel de son temps à essayer de comprendre les choix du metteur en scène plutôt qu’à se laisser émouvoir par le drame et la musique. L’action fait l’objet d’une transposition assez sage : nous sommes au début des années 40, de toute évidence dans les bureaux du ministère de l’armée. Jason fait partie de la Royal Navy, Oronte est un membre de la Royal Air Force – leurs hommes étant placés sous l’autorité du général Créon. Une fois accepté ce parti pris, la dramaturgie suit le cours de la tragédie en en respectant les enjeux, les temps forts, le rythme propre, sans chercher à plaquer sur elle un discours qui lui serait étranger. La première partie (actes I et II) nous laisse un peu sur notre faim : elle est surtout joliment « décorative » (mais est-ce ce que l’on attend de Médée ?…) et souffre d’une caractérisation des personnages insuffisamment tranchée : Médée est-elle avant tout une victime ? une créature maléfique et inquiétante ? une manipulatrice ? Jason est-il, comme il le dit lui-même, victime d’un « charme » (au sens fort du terme) contre lequel il ne peut lutter ? Ou un « salaud total », pour reprendre la (grotesque) traduction d’Euripide par Pierre Judet de La Combe dans la mise en scène de Lassalle (en 2000, à Avignon, avec Isabelle Huppert) ? Le spectacle, par ailleurs, est typique de ce qui faisait dans les années 2000-2010 (il fut créé à l’English National Opera en 2013) : on retrouve (presque) avec nostalgie ces immenses portes insérées dans de grands murs nus et ces fameuses chaises qu’on renverse d’un geste rageur quand on est en colère. Mais dès le troisième acte, avec l’arrivée des « noires filles du Styx », la lecture de McVicar prend une autre dimension et la vision du metteur en scène écossais revêt les dimensions à la fois tragiques et fantastiques qui siéent à l’œuvre, avec une noirceur qui ira grandissant au fil des tableaux pour culminer dans une scène finale glaçante. Au crédit du metteur en scène, il faut également porter une insertion habile et quasi naturelle des longs intermèdes dansés dans le déroulé de l’intrigue, la qualité visuelle du spectacle étant par ailleurs rehaussée par les beaux décors et costumes de Bunny Christie et les superbes éclairages de Paule Constable.
À la fin du spectacle, le public fait fête aux Arts florissants et à William Christie, impeccables de précision, de poésie, de dramatisme, faisant respirer le drame en offrant de bienvenus contrastes entre les pages élégiaques, lyriques, tragiques mais aussi fantastiques – avec des couleurs véritablement inquiétantes pour les scènes « infernales ». Mais ce sont peut-être les chanteurs qui, à l’applaudimètre, raflent la mise. Certes, le chant et la déclamation de Gordon Bintner sont quelque peu dépourvus de la noblesse attendue dans ce répertoire (mais cela est sans doute dû en partie à la mise en scène qui en fait un histrion plus qu’un héros tragique) ; et la voix de Laurent Naouri semble désormais assez usée, avec une tendance que le chanteur a certes toujours eue (consistant à accentuer fortement les monosyllabes ou les premières syllabes des mots), mais qui devient ici vraiment systématique au point de faire entendre une ligne de chant très hachée. Mais la distribution, dans son ensemble, n’appelle guère de réserves, avec notamment un Amour délicieusement fruité (Julie Roset), une Nérine (Emmanuelle de Negri) et une Créuse (Ana Vieira Leite) fines musiciennes – la seconde étant très émouvante dans la scène de sa mort. De l’équipe très homogène des seconds rôles se distinguent encore Clément Debieuvre et Bastien Rimondi (aux timbres suaves et à la ligne de chant très soignée), ou encore l’Italienne très élégante de Mariasole Mainini. Reinoud Van Mechelen, dans un répertoire dont il maîtrise toutes les subtilités, fait preuve de son habituelle aisance dans le registre aigu et est un Jason parfaitement convaincant – particulièrement dans les registres élégiaque ou lyrique.
Mais ce sont bien sûr les débuts de Lea Desandre dans l’écrasant rôle-titre qui étaient avant tout attendus. La jeune mezzo française y remporte un véritable triomphe. On est d’abord surpris par une incarnation qui fait de Médée, au début de l’oeuvre, une toute jeune femme, presque encore une adolescente : physiquement et vocalement, la chanteuse est assez éloignée du hiératisme tragique d’une Véronique Gens ou d’une Anna Caterina Antonacci. Mais le contraste avec la douleur de la femme bafouée, la fureur, le désir de vengeance, n’en est que plus fort. Dramatiquement, l’incarnation est saisissante, avec une belle attention accordée aux mots – et un souci de respecter la sobriété classique : seuls le « On me chasse, on m’exile, on m’arrache à moi-même » de l’acte II et le « Infidèle ! » du dernier acte se colorent d’un poids dramatique quasi expressionniste. Musicalement, le rôle est maîtrisé dans toutes ses dimensions, jusque dans les scènes de fureur, d’une belle intensité (tout au plus certaines répliques pourraient-elles parfois faire preuve d’une plus grande autorité – mais il s’agissait d’une première et d’une prise de rôle, la chanteuse a encore tout le temps de peaufiner son interprétation ! Surtout, l’implication de l’artiste est totale, jusques et y compris dans la chorégraphie « infernale » à laquelle elle s’intègre avec un naturel et une facilité étonnants. Une superbe réussite !
Médée : Lea Desandre
Jason : Reinoud Van Mechelen
Créon : Laurent Naouri
Créuse, premier fantôme : Ana Vieira Leite
Oronte : Gordon Bintner
Nérine : Emmanuelle de Negri
Cléone : Élodie Fonnard
Arcas : Lisandro Abadie
L’Amour, première capive : Julie Roset
L’Italienne, deuxième captive : Mariasole Mainini
Chœur à trois voix : Maud Gnidzaz, Alice Gregorio, Bastien Rimondi
Une captive : Juliette Perret
Second Fantôme : Virginie Thomas
Une captive : Julia Wischniewski
1er Corinthien, un Argien, Jalousie: Bastien Rimondi
2e Corinthien, un Argien, un captif, Démon : Clément Debieuvre
Un Argien, Vengeance : Matthieu Walendzik
Les Arts Florissants, dir. William Christie
Chef des Chœurs : Thibaut Lenaerts
Mise en scène : David McVicar
Décors et costumes : Bunny Christie
Lumières : Paule Constable
Chorégraphie : Lynne Page
Médée
Tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier, livret de Thomas Corneille d’après Pierre Corneille, créé le 4 décembre 1693 à l’Académie Royale de Musique.
Paris, Palais Garnier, représentation du mercredi 10 avril 2024.
3 commentaires
L’acte 3 est époustouflant.
La deuxième partie est décevante, avec la folie de Créon et la mise en scène assez ridicule (chorégraphie..).
Mais l’orchestre de Christie est sublime.
Pas fan de la musique baroque, je remercie la mise en scène qui aide à la compréhension de l’histoire et dynamise certains passages. Tout y est beau, les voix et les décors et le tout n’est pas dénué d’humour. Une excellente soirée
William Chrisitie est un enchanteur, Lea Desandre une flamme. Les SONS sont bouleversants. Dieu merci la mise en scène respecte Lea Desandre. Le grand décor haussmanien avec ses hautes portes-fenêtres sied à sa silhouette, Sa présence est totale : déchirante et féroce qui remplit tout espace. Et elle danse ! Bien aussi le haute-contre cintré de Reinoud Van Mechelen. J’ai connu mieux de Mac Vicar. Les danses -cabaret sont tellement cliché. D’accord d’accord, ça va avec la transposition … Je suis heureuse, si heureuse d’avoir eu le privilège d’être présente pour la dernière …..