Les Brigands à Asnières-sur-Seine, La Flûte enchantée à Chaville ou Levallois, L’Elisir d’amore à Beauvais,… : Première Loge se fait régulièrement l’écho de productions lyriques dont les moyens ne peuvent rivaliser avec ceux alloués aux maisons d’opéra mais qui, en termes de passion et d’enthousiasme, n’ont rien à envier aux plus grandes salles ! C’est encore le cas avec La traviata proposée ces derniers jours à l’Espace Saint-Pierre de Neuilly, qui a fait salle comble et s’est soldée par un très grand succès public.
Le spectacle est proposée par Opéra Clandestin : fondée par Lucie Emeraude (soprano) et Sophie de Guerry (soprano et metteuse en scène), cette compagnie s’est donné pour mission de démocratiser l’opéra et a déjà à son actif plusieurs spectacles, dont L’Élixir d’amour ou Les Noces de Figaro. Mêlant professionnels (les solistes) et amateurs, les spectacles sont voués à voyager en sollicitant les talents locaux, notamment pour les choristes et les danseurs.
Sophie de Guerry a réglé un spectacle efficace et émouvant, dans lequel Violetta devient, dans les premières scènes, une petite sœur de Carmen (on semble répéter l’opéra de Bizet au tout début du spectacle), les héroïnes de Dumas et Mérimée se rejoignant dans un même destin tragique, fruit de la maltraitance que leur imposent les hommes et la société. Sur la scène relativement étroite de l’Espace Saint-Pierre, quelques éléments de décors, de beaux costumes (imaginés par Lucie Emeraude, Sophie de Guerry, Carole Brana, et réalisés en partie par le CFA Anafe de l’école ESMOD), quelques mouvements et déplacements significatifs suffisent à faire naître le drame – avec quelques beaux moments, tels celui où, à la fin du « Sempre libera », les gestes de Violetta contredisent les paroles de l’héroïne : alors que la jeune femme vient de chanter sa volonté de rester libre et de renoncer à l’amour, elle accueille dans ses bras un Alfredo qui, transi d’amour, l’étreint passionnément. Notons également une habile gestion des transitions entre les actes, les figurants changeant ou déplaçant les décors dans une pantomime permettant de faire un lien entre les scènes sans rompre la continuité dramatique.
Musicalement, les choses ont été préparées avec soin : c’est une version bien plus complète que celles parfois proposées sur les plus grandes scènes que l’on entend ici (Alfredo et Germont ont même droit à leurs cabalettes – du moins à un couplet de celles-ci), et surtout, le fait d’avoir associé un violon et un violoncelle au piano traditionnellement requis dans ce genre de spectacle est une excellente idée : dans le très habile arrangement réalisé par Jean-Baptiste Cougoul, les trois musiciennes (Jeanne Vallée : piano ; Karen Jeauffreau : violon ; Florence Hennequin : violoncelle) respectent parfaitement l’essence de l’écriture verdienne, et seules quelques scènes (la fin du II, les derniers accords du finale) font regretter les tutti de l’orchestre dont les trois instrumentistes peuvent difficilement proposer un équivalent. Mais quel plaisir d’entendre les cordes jouer le beau contre-chant de « Conosca il sacrifizio / ch’io consumai d’amore » au deuxième acte, et surtout, d’entendre un violon plutôt qu’un piano dans le prélude et les premières scènes du III, qui constituent l’une des plus saisissantes évocations musicales de la maladie – et de l’extrême ténuité du fil retenant un être mourant à la vie.
Lucie Emeraude affronte courageusement l’un des rôles les plus lourds de tout le répertoire. La voix a besoin de quelques minutes pour se chauffer. Mais dès le « Ah, fors’è lui », les choses se stabilisent, et la chanteuse parviendra à surmonter les principaux pièges du rôle, avec une technique lui permettant de venir à bout des coloratures de « Sempre libera », de beaux aigus piano, et surtout un investissement qui rend le personnage crédible et émouvant : elle sera accueillie très chaleureusement au rideau final. Autour d’elles gravitent des seconds rôles qui ne déméritent pas, de l’Anna/Flora très présente de Gaëlle Mallada au Gaston plein d’aisance de Thomas Lefrançois. Mention spéciale à Corentin Bournon, dont les interventions très sûres en Douphol et surtout en Grenvil montrent qu’il semble prêt à tenir des emplois plus importants ! Germont est chanté par Antoine Foulon dont nous avions repéré le talent lors d’un concert de Génération Opéra donné en novembre 2021 au Studio Bastille. Le jeune baryton est parfaitement convaincant dans l’incarnation de ce personnage rigide, avec un chant sûr et stylé – auquel il ne manque peut-être un peu plus de morbidezza dans « Pura sicome un angelo »… Indisposé, Étienne de Benazé – qui devait chanter Alfredo – est remplacé par Matthieu Justine… et c’est une très belle surprise ! Le timbre est des plus agréables, le style idoine, le phrasé très soigné, l’incarnation crédible : une réussite accueillie avec enthousiasme par le public !
On s’en voudrait d’oublier le chœur constitué d’amateurs pleins de ferveur (préparés par Angélique de Bellefon), constamment impliqués vocalement et scéniquement, l’acrobate Antoine Lafon, ou encore les jeunes danseuses de l’école Baladines (préparées par Clémence Camus) aux prestations impeccables lors de la fête chez Flora : tous concourent à la réussite d’ensemble.
Le public, dont l’attention au fil du spectacle a été constante, noie les artistes sous les applaudissements à l’issue de la représentation ! Un spectacle utile, qui permet à un public parfois néophyte et n’osant pas toujours pousser les portes d’un opéra de découvrir l’art lyrique dans de très bonnes conditions. À retrouver le 30 mai prochain à la Maison de la Culture d’Amiens !
Violetta : Lucie Emeraude
Alfredo : Matthieu Justine
Germont : Antoine Foulon
Flora/Annina : Gaëlle Mallada
Baron/Docteur : Corentin Bournon
Gaston : Thomas Lefrançois
Sébastien Salardenne-Théodon et Maud Noharet : Danse
Antoine Lafon : Acrobate
Jeanne Vallée : piano
Karen Jeauffreau : violon
Florence Hennequin : violoncelle
Jean-Baptiste Cougoul : arrangement
Sophie de Guerry : mise en sène
Clémence Camus : Chorégraphie
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Espace Saint-Pierre, Neuilly-sur-Seine, représentation du jeudi 16 mai 2024.