Une rareté, un Corsaire sur scène ! L’opéra Carlo Felice reprend ici une mise en scène très honorable de 2004, et nous fait surtout une bonne surprise musicale, portée par trois protagonistes principaux : le chef Renato Palumbo et les deux rôles-titres, Francesco Meli et Olga Maslova.
La mise en scène coordonnée par Lamberto Puggelli nous transporte en mer et joue sur quelques éléments-clés : mâts, échelles, cordes et surtout voiles. Ils constitueront des leitmotivs visuels, et qui, détournés, modifiés, éclairés, dans une continue reconfiguration de l’espace scénique, figureront tantôt un navire, tantôt un palais, tantôt une prison. On pourrait reprocher à cette approche sa simplicité, mais, hormis quelques solutions un peu répétitives (les voiles qui se plient et se déplient), le spectacle est efficace, et la dimension artisanale des décors, jointe aux costumes d’époque, donne à la pièce un charme archéologique : on s’imaginerait presque à la première en 1848 ! De fait, la seule incursion « technologique », la projection d’un bateau sur le fond de scène devenu écran, est d’un effet assez kitch, tandis que certaines trouvailles purement scénographiques convainquent justement par leur simplicité : les cordes verticales figurant les barreaux de la prison de Corrado (rappelant le dispositif scénique du Trouvère d’Àlex Ollé à l’Opéra-Bastille), devenant tempête grâce à une simple mise en mouvement et aux lumières, ou encore l’échelle finale disparaissant dans les plafonds de l’opéra, et avec elle Corrado, par le jeu de prestidigitation du rideau/voile. Comme souvent, cependant, le chœur féminin fait les frais des (quelques) faiblesses de la mise en scène et de la direction d’acteurs : la scène du harem n’est pas la plus réussie, en cause les costumes « orientaux » aux couleurs criardes et les poses lascives stéréotypées exigées des choristes, qui en outre s’opposent en tout point à l’attitude combattive, presque guerrière, de Gulnara, créant une forme d’antithèse visuelle. Malgré tout, cette mise en scène parvient aussi à alterner le spectaculaire (combats d’épée) et l’intime, l’épique et le contemplatif : la scène du premier acte, qui nous montre Medora entourée de quatre suivantes, et la scène finale, où le chœur, assis dos au public, devient lui aussi spectateur du dénouement, sont particulièrement réussies. C’est donc une proposition honnête et efficace, qui n’essaie pas de faire dire à l’œuvre ce qu’elle ne dit pas.
En effet, le livret de Francesco Maria Piave n’est pas d’une qualité exceptionnelle, et, comme dans I due Foscari (pardon pour le sacrilège) pèche par certaines longueurs insupportables. Dans les deux scènes en miroir, du premier acte entre Corrado et Medora, et à l’acte III entre Corrado et Gulnara, les répétitions sont telles que le spectateur en vient à crier grâce.
La bonne surprise de la soirée, c’est la musique : cette œuvre méprisée de Verdi lui-même, rarement jouée, réserve en réalité de très beaux moments de musique ! Certes il y a quelques facilités, mais on est loin du « zimboumboum » d’autres opus de Verdi : les mélodies sont inspirées et les idées d’orchestration variées, solistiques et parfois originales. Citons seulement l’accompagnement ternaire des cordes au début du premier duo entre Corrado et Medora, le contre-chant des bois sous la superbe cavatine de Gulnara au début de l’acte II, la partie chorale accompagnée par les pizzicati et le contre-chant de clarinette dans le finale de l’acte II, ou encore l’ostinato des cordes soutenant le solo d’alto et de violoncelle qui place le décor sonore de la prison à l’acte III. La partition est très bien servie par le chef Renato Palumbo, qui en met en avant les qualités, distingue les registres qui permettent de caractériser les ambiances et les personnages, et permet à l’orchestre de s’engager à plein dans le lyrisme de la pièce, individuellement et collectivement.
Pour le rôle de Corrado, on a misé sur une valeur sûre, le ténor Francesco Meli, récemment nommé directeur artistique de l’académie lyrique et décoré de la Croix de Saint-Georges (distinction honorifique de la région Ligurie). Il porte le rôle du corsaire sans faillir, avec passion, impeccable tant dans l’homogénéité de la voix, la pureté des lignes mélodiques, la tension dramatique, les qualités d’interprétation. Face à lui – et c’est sans doute le duo le plus complexe et intéressant de la pièce – la soprano Olga Maslova est une Gulnara impressionnante, tant par la qualité et la puissance vocale que par l’intensité du jeu dramatique. Superbe, son entrée sur la cavatine au début de l’acte II, à la fois aérienne et offensive, a déclenché des applaudissements nourris. Irina Lungu en Medora est un peu moins convaincante sur le plan vocal, à cause d’un vibrato large et de quelques notes acides dans l’aigu, mais elle campe avec beaucoup d’assurance un personnage pourtant difficile à interpréter. Le Seid du baryton Mario Cassi, en revanche, manque de naturel, en partie à cause d’une gestuelle trop statique et d’une articulation perfectible, mais la voix est très belle, le grain rond, les mélodies sublimées.
Preuve que porté par des artistes et des artisans de qualité, le Corsaire a toute sa place sur les scènes d’opéra, et mériterait de susciter de nouvelles interprétations.
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Corrado : Francesco Meli
Medora : Irina Lungu
Seid : Mario Cassi
Gulnara : Olga Maslova
Selimo : Saverio Fiore
Giovanni : Adriano Gramigni
Un eunuco : Emilio Cesar Leonelli
Uno schiavo : Matteo Michi
Orchestre, chœurs (directeur du chœur : Claudio Marino Moretti) de l’Opera Carlo Felice, dir. Renato Palumbo
Mise en scène: Lamberto Puggelli
Décors : Marco Capuana
Costumes: Vera Marzot
Maître d’armes: Renzo Musumeci Greco
Lumières: Maurizio Montobbio
Production de la Fondation Teatro Carlo Felice di Genova, réalisée en coproduction avec le Teatro Regio de Parme. Moyens techniques de l’Opera Carlo Felice.
Il corsaro (Le Corsaire)
Mélodrame tragique en trois actes de Giuseppe Verdi sur un livret de Francesca Maria Piave, du poème homonyme de George Byron.
Teatro Carlo Felice, Gênes, 17 maggio 2024.