L’Enlèvement du sérail de Mozart en comédie musicale versaillaise ?

C’est le chef d’orchestre Gaëtan Jary qui le dit : cet opéra est « la plus fantastique des comédies musicales du XVIIIe siècle ». Encore fallait-il le démontrer, par la mise en scène comme par l’interprétation.

D’emblée, l’ouverture, menée à un tempo d’enfer, promettait le meilleur. Rarement les rythmes mozartiens effrénés ont été empoignés avec autant de vivacité. Verdeur des timbres, incroyable scintillement des violons,  mise en valeur de tous les contrechants – ceux d’une clarinette au souffle infini, de cors splendides et sans cesse mis en valeur, et bien sûr des percussions, chapeau chinois en tête : électrisant et prometteur – ce que la direction endiablée de Gaëtan Jarry ne cessera de confirmer, au risque de quelques menus décalages avec certains chanteurs, mais avec la complicité et l’engagement d’un Orchestre de l’Opéra Royal encore un peu vert, mais brillamment emmené par le premier violon de Valentine Pinardel.

L’histoire est connue. Dans un harem turc, un Bassa tient trois européens en esclavage : la belle Constance, Blonde sa servante et son amoureux, Pédrille, valet du noble espagnol, Belmont, qui se présente aux portes du Palais avec l’intention de les délivrer. L’opération va se heurter au cruel vizir Osmin. Pédrille réussit à l’enivrer, malgré les préceptes coraniques. Pourtant, au moment de fuir, voilà les quatre compères rattrapés et promis aux supplices d’autant plus terribles que le Bassa découvre par hasard que Belmont n’est autre que le fils de son meilleur ennemi. Mais Mozart a cédé au lieto fine obligé car Sélim choisit finalement le pardon.

Pas de mise en scène décoiffante ou provocante, autour d’un spectacle sado-maso ou d’une improbable intifada, comme il y en eut plusieurs, jusqu’à créer de fortes polémiques voire des interdictions. Pas d’actualisation d’un thème potentiellement clivant (des musulmans réduisant des chrétiens en esclavage), mais, dans notre actualité des plus brûlantes, de jolis décors peints, que l’on doit à Antoine Fontaine, nous plongeant dans un XVIIIe siècle idéal, pour un sérail enchanté, élégant et coloré.

D’un sage classicisme orientalisant, la mise en scène de Michel Fau ne convainc pas vraiment, manquant d’idées fortes, de bulles de champagne, se contentant de s’appuyer sur les mouvements des décors en toiles peintes, jouant trop souvent de postures convenues et de pauvres effets comiques (la mandoline de Pédrille est un faux gros jambon de Bayonne), de gestes outrés ou peu crédibles. Ainsi, le duo final de Constance-Belmont du deuxième acte confine au ridicule : on voit les deux héros enlacés au milieu de la scène, se tournant alternativement comme des toupies, face au public, pour chanter leur partie. Nous étions loin de l’atmosphère de la poésie de ce moment et, plus généralement, de « la plus fantastique des comédies musicales du XVIIIe siècle ».  

Pourtant, il reste deux images frappantes dans le troisième acte : celle du décor de la grande salle du palais voyant le plafond s’affaisser, semblant écraser les deux héros alors en proie au désespoir (« Oui, la mort va nous unir »). Enfin, la toute dernière image du spectacle fait regretter que l’ensemble n’ait pas eu ce niveau d’imagination et de poésie. Car on n’oubliera pas l’intervention du magnanime Bassa Sélim – Michel Fau lui-même – dans les airs, sur son tapis volant. Inénarrable.

La distribution était prometteuse. Belmont est remarquablement chanté par un Mathias Vidal plus versatile que jamais. Après avoir campé un grand Atys, puis un Platée bouleversant, le voici en touchant triomphateur de cette soirée (malgré une perruque moyennement seyante). Chacun de ses airs est campé devant le rideau de scène et chacune de ses interventions impressionne par sa puissance autant que par sa musicalité.

Pour autant, son timbre et celui de la Constance de Florie Valiquette ne s’accordent pas très bien. Le manque de puissance, quelques stridences passagères et un début délicat dans le premier air de la soprano ont été balayés grâce à une voix qui a su s’ouvrir au cours de la soirée. Le rôle de Constance est un des plus périlleux et exigeant du répertoire, avec notamment ses deux grands airs quasi enchaînés au second acte. Florie Valiquette a su gagner le pari, celui du souffle et de vocalises délirantes, légèrement tendues (soir de première ?). Elle se libéra ensuite, jusqu’à irradier son grand air si touchant du dernier acte face au cruel Sélim.

Les deux rôles « secondaires » ne l’étaient pas, tant la présence scénique et le chant du valet Pédrille, interprété par le ténor Enguerrand de Hys, étaient en situation, et tant la puissance vocale assurée, l’insolente facilité et l’abattage de Gwendoline Blondeel en Blonde ravissaient. Quant à l’Osmin de Nicolas Brooymans, on regrettait un certain manque de projection et de graves pour un rôle qui demande encore plus de noirceur – et de second degré.

La grande curiosité de cette production venait du choix de la version française, dans la traduction d’époque que Pierre-Louis Moline fit pour la création française en 1798. Et cela change tout à la musicalité de l’œuvre qui perd beaucoup de son mordant, tant Mozart a su calquer sa musique sur certaines aspérités de la langue allemande. L’impact, la projection induite par les syllabes participent de l’action et du rythme même de la musique. Les exemples sont nombreux : lorsque Pédrille chante son air de bravoure du deuxième acte, « nur ein feiger Tropf verzagt » (« seul un poltron hésiterait ») devient « Qui ne tente rien n’a rien ». C’est le rôle d’Osmin qui en souffre le plus : au premier acte, « Sind mir ganz bekannt » devient « Je les connais bien », au troisième le fameux « Ah, wie will ich triomphieren » se change en « Les voilà pris ces infâmes » – et le mordant disparait. Ce n’est pas uniquement le sens véritable qui en est altéré. Ces accents et ces couleurs si différents changent profondément l’écoute, faisant parfois ressembler cet Enlèvement à un opéra-comique français. Une autre façon d’entendre L’enlèvement DU sérail.

 

Photo Marc Dumont

Cette folle journée au harem se termine donc par l’éloge de la tolérance, que Mozart ne cessa de prôner au cours de sa vie, jusqu’à son manifeste politique de La clémence de Titus à l’automne de sa vie. Cette morale résonne aujourd’hui de façon particulièrement aigüe. Et le chœur final chantant « Il faut répandre des bienfaits pour goûter des plaisirs parfaits » résonne comme un horizon lumineux, celui de Mozart l’humaniste – le nôtre ?

Les artistes

Constance : Florie Valiquette
Belmont : Mathias Vidal
Blonde : Gwendoline Blondeel
Pédrille : Enguerrand de Hys
Osmin : Nicolas Brooymans
Sélim : Michel Fau

Chœur et Orchestre de l’Opéra Royal, dir. Gaëtan Jarry
Mise en scène : Michel Fau
Scénographie : Antoine Fontaine
Costumes : David Belugou
Lumières : Joël Fabing
Maquillages, coiffures et perruques : Laurence Couture
Collaboration artistique à la mise en scène : Sofiène Remadi
Assistant mise en scène : Tristan Gouaillier

Le programme

L’enlèvement du Sérail

Opéra en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Johann Gottlieb Stephanie d’après une pièce de Bretzner, créé au Burgtheater à Vienne le 16 juillet 1782.
Traduction française par Pierre-Louis Moline (1739-1820), dramaturge et librettiste français.
Opéra Royal de Versailles, représentation du mercredi 22 mai 2024