Au siècle dernier, Robert Carsen offrait une vision décantée du chef-d’œuvre de Janáček. Un quart de siècle plus tard, nous parle-t-elle toujours avec la même éloquence ?
Retour en terres flamandes d’une production qui avait fait date fin 1999, au Vlaamse Opera de Gand : la première incursion du Canadien Robert Carsen dans l’univers de Janáček, compositeur auquel sa carrière l’associerait avec la même régularité que Britten et Puccini. On retrouve avec bonheur ce qui avait fait la force de cette lecture princeps : une poésie âpre, dépouillée, à l’image d’un décor réduit à sa plus simple expression – une série de portes plus ou moins ajourées, déplacées au gré des scènes par les choristes sur un plan incliné couvert de terre, métonymique du contexte rural de l’intrigue. Du moulin dans la montagne où se déroule l’action, nulle trace, hormis la cadence scandée par le xylophone pendant l’Ouverture.
C’est que Carsen, au fond, semble s’intéresser moins au cadre extérieur de l’histoire – la campagne morave de la fin du XIXe siècle – qu’aux cloisonnements intérieurs de l’âme humaine, traduits ici par l’évolution du décor : seule et angoissée au début de l’œuvre, incertaine de l’amour que lui porte le bellâtre Steva, Jenůfa est cernée de tous les côtés par des portes aux vitres desquelles les villageois l’observent, l’épient ; deux heures plus tard, l’apothéose finale voit le plateau débarrassé de ses huisseries et balayé par une pluie purificatrice, offrant enfin à la jeune femme – violentée, abandonnée, meurtrie par la mort de son enfant et l’aveu du crime de sa belle-mère – et à son époux Laca – en quête de rédemption après l’avoir défigurée – l’infini d’une terre vierge sur laquelle bâtir leur nouvelle vie.
Il est souvent question, à propos de cette œuvre, du poids moral que fait peser une communauté villageoise étriquée sur Jenůfa. Cette vision, si elle semble dans un premier temps adoptée par la mise en scène avec ces villageois-espions, s’émousse au fil des tableaux. Jenůfa n’est ni Peter Grimes, ni Katja Kabanova. Plus qu’un affrontement entre Jenůfa et la communauté, c’est à l’intransigeance morale de la redoutable Kostelnicka, sa belle-mère et sacristine du village, que la jeune femme se heurte. Jusqu’à ce que la figure autoritaire implose, révélant sa folie meurtrière et, par contraste, la grandeur d’âme de sa belle-fille (titre original de l’œuvre, qui met bien à égalité d’importance les deux femmes).
Si cette production du chef-d’œuvre de Janáček convainc toujours, vingt-cinq ans après la première, c’est peut-être surtout par la direction d’acteurs de Carsen : soin apporté aux incarnations de chaque personnage, qu’ils occupent le devant de la scène ou les arrière-plans, mouvements réglés au cordeau dans des espaces circonscrits aux dimensions changeantes, tantôt laissés vides, tantôt hantés par des silhouettes furtives, tantôt envahis par une foule dansante et chantante… D’un bout à l’autre de l’opéra, le naturel des interactions n’est jamais pris en défaut, prestations vocales et prestations dramatiques évoluant au même niveau de qualité.
À côté de seconds rôles d’une belle présence scénique, le quatuor de protagonistes emporte l’enthousiasme. Ladislav Erg et Jamez McCorkle fonctionnent en parfaits reflets inversés, le premier campant un Steva au timbre grêle, dont la morgue se craquelle peu à peu en lâcheté, le second prêtant à Laca sa carrure de colosse bourru et ses graves projetés avec une puissance qui n’exclut jamais la fragilité. La mezzo viennoise Natascha Petrinsky qu’on avait découverte en Geschwitz sulfureuse chez Warlikowski incarne une Kostelnicka sur le fil du rasoir, au hiératisme fascinant puis terrifiant, jusqu’à ce que le pardon de sa belle-fille la transfigure enfin pour lui donner, paradoxalement, accès à son humanité la plus nue. Quant à Agneta Eichenholz, qu’on avait laissée en Fiordiligi échangiste chez Tcherniakov, elle révèle en Jenůfa une force et une poésie peu communes, tout en se gardant de toute emphase expressionniste – notamment dans ce monologue somnambulique de l’acte II où, en dialogue avec le violon solo, la soprano suédoise trouve de poignants accents enfantins.
Le chœur parfaitement à l’aise dans les tournures folkloriques déployées par Janáček et l’orchestre décalquant si minutieusement la prosodie tchèque des lignes de chant sont les deux derniers triomphateurs de cette émouvante soirée de retrouvailles. Adepte de tempi notoirement plus lents et d’opulence musicale quasi straussienne, le chef Alejo Pérez n’hésite jamais à lâcher les chevaux de son orchestre, quitte à parfois faire obstacle au chant – mais la beauté de cette musique est telle qu’on le lui pardonne aisément.
Depuis cette production, nombreux sont les metteurs en scène à avoir proposé des lectures de Jenůfa plus audacieuses, plus questionnantes ou plus foisonnantes (voir les incroyables tableaux vivants brossés en 2014 par le Letton Alvis Hermanis à la Monnaie). Si le travail de Carsen peut sembler, un quart de siècle plus tard, moins généreux visuellement, il n’en garde pas moins une importance historique majeure dans le canon de l’opéra janáčekien.
Jenůfa Buryja : Agneta Eichenholz
Kostelnička Buryjovka : Natascha Petrinsky
Laca Klemeň : Jamez McCorkle
Števa Buryja : Ladislav Elgr
Stařenka Buryjovka : Maria Riccarda Wesseling
Stárek : David Stout
Le maire du village : Reuben Mbonambi
La femme du maire : Karen Vermeiren
Karolka : Zofia Hanna
Opera Ballet Vlaanderen, Koor Opera Vlaanderen, Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen, dir. Alejo Pérez
Mise en scène : Robert Carsen
Dramaturgie : Ian Burton
Décors, costumes : Patrick Kinmonth
Lumières : Peter van Praet
Jenůfa
Opéra en trois actes de Leoš Janáček, livret du compositeur, adapté de la pièce Její pastorkyňa de Gabriela Preissová, créé au Théâtre national de Brno le 21 janvier 1904.
Opéra d’Anvers, représentation du mercredi 5 juin 2024