L’Opéra de Lille conclut sa saison anniversaire, cent ans après son inauguration, par une production de La Chauve-Souris qui évoque les grandes heures de l’institution, qui a longtemps partagé son affiche entre répertoires dits sérieux (dans le bâtiment actuel) et léger (au Théâtre Sébastopol) : pour cet événement, il a été fait appel à un spécialiste du genre en la personne de Laurent Pelly, déjà applaudi ici-même dans des spectacles qui ont fait date, Le Roi Carotte d’Offenbach, puis Le Songe d’une nuit d’été de Britten. Signe de ce succès, le Britten sera opportunément repris en tournée la saison prochaine, à Lausanne, puis au festival de Matsumoto (Japon).
En attendant, un public nombreux s’est pressé pour se délecter des bulles de champagne de la musique pétillante de Strauss, dont le chef-d’œuvre lyrique émerveille toujours autant par sa capacité à enchainer les « tubes », en une ivresse mélodique revigorante. Le plateau vocal réuni met certes un peu de temps à se chauffer au début, particulièrement les deux premiers rôles féminins dévolus à Camille Schnoor et Marie-Eve Munger : leurs voix puissantes sont ainsi mises à mal par la rapidité des sauts de registre, occasionnant quelques faussetés et stridences. Fort heureusement, les deux chanteuses trouvent finalement le juste tempo dès le tourbillonnant deuxième acte, où les esprits et les corps s’échauffent, en même temps que la farce devient de plus en plus savoureuse. On se réjouit ainsi de découvrir une adaptation en français, avec des dialogues modernisés, nécessaires pour apprécier toutes les subtilités des accentuations comiques : à ce titre, l’ensemble du casting se montre à la hauteur, en adoptant avec un plaisir manifeste les réparties volontairement affectées, qui lorgnent vers le vaudeville, de Labiche à Feydeau.
Camille Schnoor fait valoir un chant velouté dans les graves, mais on lui préfère l’ironie piquante de Marie-Eve Munger, rayonnante de facilité dans les vocalises. À leurs côtés, Guillaume Andrieux dispose d’un abattage comique désopilant pour jouer le joli cœur vieillissant, dont on peut seulement regretter un timbre un peu rêche par endroits. La plus grande satisfaction vocale de la soirée revient à Héloïse Mas (Prince Orlovsky), déconcertante d’agilité et de souplesse, au service d’une prononciation exemplaire. On aime aussi le maître de cérémonie aigre-doux de Christophe Gay, toujours très juste dans son mélange de grandiloquence et d’ironie, à l’instar d’un Franck Leguérinel rompu à ce type de répertoire et qui nous amuse par sa folie haute en couleurs, parmi les meilleurs moments en matière de théâtre. On retrouve aussi avec plaisir l’excellent Julien Dran, qui complète cette belle distribution par ses qualités de diction toujours aussi éloquentes. Le chœur de l’Opéra de Lille assure bien sa partie, mais c’est surtout la prestation de Johanna Malangré (nommée cheffe titulaire de l’Orchestre de Picardie en 2022) qui permet de donner tout l’entrain voulu, sans jamais sacrifier la justesse de cette mécanique de précision qu’est La Chauve-Souris.
Le spectacle de Laurent Pelly met un peu de temps à se mettre en place en déconstruisant patiemment les faux-semblants bourgeois : pour cela, la scénographie épurée fait évoluer la structure étriquée dans laquelle évolue le couple volage, en lui donnant peu à peu des allures cubistes. Les murs éclatés symbolisent ainsi la liberté retrouvée des époux en mal de sensation, avant que la fête ne prenne corps dans l’énergie débridée des mouvements du chœur. Comme à son habitude, c’est dans le domaine de la direction d’acteurs que Laurent Pelly apporte ces petits détails savoureux qui donnent tant de crédibilité à la farce, avec un recours fréquent aux pantomimes. Particulièrement, on aime cette capacité à faire vivre cette folle soirée d’un réalisme encore si actuel, quand les vapeurs d’alcool font basculer les freins sociaux pour mieux délivrer les désirs, irrépressibles et sous-jacents, entre les sexes.
Gaillardin : Guillaume Andrieux
Caroline : Camille Schnoor
Adèle : Marie-Eve Munger
Duparquet : Christophe Gay
Bidard : Raphaël Brémard
Tourillon : Franck Leguérinel
Prince Orlofsky : Héloïse Mas
Alfred : Julien Dran
Léopold : Eddy Letexier
Ida : Claire Antoine
Orchestre de Picardie, dir. Johanna Malangré
Chœur de l’Opéra de Lille, dir. Mathieu Romano
Chefs de chant : Christophe Manien, Flore Merlin
Mise en scène et costumes : Laurent Pelly
Assistant à la mise en scène : Paul Higgins
Collaboration aux costumes : Elsa Bourdin
Adaptation du livret et des dialogues : Agathe Mélinand
Adaptation française des textes chantés : Moshe Leiser, Patrice Caurier
Scénographie : Chantal Thomas
Lumières : Michel Le Borgne
La Chauve-Souris
Opérette en trois actes de Johann Strauss fils, livret de Carl Haffner et Richard Genée d’après Le Réveillon d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, créée en 1874 à Vienne.
Opéra de Lille, représentation du jeudi 6 juin 2024.