Un Bal masqué, Marseille, 9 juin 2024
Coproduite avec l’Opéra national de Lorraine, Angers-Nantes Opéra, les théâtres de la Ville de Luxembourg et Opéra Zuid (Hollande), cette fort belle production d’Un ballo in maschera, signée du metteur en scène belge Waut Koeken, permet de remettre à l’affiche de la cité phocéenne un Verdi majeur – et absent depuis 2008 – dans sa première version et dans une distribution haut de gamme : on ne boude pas son plaisir !
Le triomphe final à l’applaudimètre de la distribution réunie par Maurice Xiberras – au premier rang de laquelle figure le couple Riccardo/Amelia incarné, en prise de rôle, par Enea Scala et Chiara Isotton – vient légitimement saluer une représentation témoignant de l’exigence du chant verdien, porté ici à un très haut niveau.
Une production qui ne confond pas classicisme et statisme
Donné dans ce qu’il convient d’appeler la version d’origine – celle où le personnage principal n’est donc pas Riccardo, gouverneur de Boston, mais Gustavo, roi de Suède -, cette production prend le parti, dès le prélude où le rideau se lève sur un roi volontiers rêveur, de la vision d’un souverain bâtisseur, philanthrope et protecteur des arts. Avec sa chevelure romantique en diable, sa moustache et sa barbe, ce roi de Suède nous a irrésistiblement fait penser – jusque dans l’hermine dont, découvert par ses sujets, il sera revêtu à la fin du premier acte – au roi de Bavière Louis II, tel que cinématographiquement vu par Luchino Visconti dans Ludwig. L’esthétique volontiers crépusculaire du metteur en scène Waut Koeken (réalisée in loco par Jean-Philippe Guilois, auquel on doit également les moments chorégraphiés), du décorateur et costumier Luis F. Carvalho et de la conceptrice des lumières Nathalie Perrier aboutit ainsi à une scénographie qui conduit l’œil du spectateur dans une succession de visions de théâtre : masques tragiques alignés à l’avant-scène au lever de rideau ; rideau rouge ; petites poupées en carton que ce roi sans divertissement s’amuse à faire danser ensemble ; maquette, tréteaux, machinerie, envers de décor et scène tournante sur laquelle Gustavo, déguisé en marin, se plaît à évoluer ; salle de bal, enfin en pleine lumière, nous propulsant face au superbe plafond du Teatro San Carlo de Naples ! L’œil est ainsi souvent à la fête dans cette production qui, en outre, fait efficacement son affaire du romantisme noir des scènes de l’antre d’Ulrica – Melle Arvidson dans cette version – ou du cimetière de l’acte II où Amelia vient chercher, à minuit, l’herbe magique.
Beaucoup de goût ici et quelques images marquantes, une fois le rideau retombé, comme par exemple celle qui nous montre, au début de l’acte III, dans l’un des paroxysmes dramatiques de la partition, Renato – comte Anckarström – et son épouse Amelia de chaque côté d’une scène de théâtre dont le fronton baroque s’est fissuré, comme leur couple en cet instant.
Un opéra de chœur et de chef qui comble les attentes
Depuis le début de la saison 2023-24, Florent Mayet a pris les commandes du chœur de l’Opéra de Marseille. Force est de constater que le travail accompli avec sa formation paye à chaque production davantage et que, face à un grand Verdi où les forces chorales prennent une part importante à la virtuosité des ensembles, l’effectif réuni parvient à s’inscrire dans la plus pure tradition de l’opéra bouffe tout autant que dans celle du grand opéra : cela suppose à la fois des qualités de style, de prononciation et de jeu scénique, toutes à disposition du chœur marseillais.
Nous avons régulièrement l’occasion d’écrire, en particulier dans ces colonnes, tout le bien que l’on pense de la personnalité artistique de Paolo Arrivabeni, chef aussi concerné par le bel canto romantique que par le répertoire de la Giovane Scuola en passant désormais par l’Opéra Russe ou l’œuvre de Wagner. Ces soirées d’Un Ballo in maschera n’auront donc pas fait exception et mettent en évidence, dès le prélude, par des tempi au dosage parfait, un climat de tension dramatique palpable pour l’ensemble des pupitres et le relief souhaitable au cor anglais ou au violoncelle lors des deux airs d’Amelia. Sachant créer des contrastes saisissants tout au long de l’ouvrage, le maestro fait passer sa phalange de la luminosité du rire de Gustavo à l’ironie plus glaçante des conspirateurs, des couleurs bigarrées des scènes de déguisement aux accents ténébreux de la scène d’Ulrica ou de l’orrido campo, au début du deuxième acte. On a pu lire du duo d’amour de l’acte II qu’il constituait le sommet émotionnel de l’œuvre : avec la direction d’Arrivabeni, il vient surtout superbement s’inscrire dans un acte à l’urgence dramatique évidente et au romantisme débridé lors de l’explosion orchestrale illustrant l’aveu d’amour d’Amelia. Ne couvrant jamais ses solistes, la baguette de cet authentique représentant de la grande tradition des maestri concertatori e di canto culmine dans des ensembles d’actes parfaitement en place où l’on se plait à entendre simultanément la fosse et le plateau ! Un travail admirable de bout en bout.
Un duo de haute facture couronnant un plateau homogène
Tout amateur éclairé du genre Opéra sait bien que le chant verdien – avec évidemment le chant mozartien mais dans un tout autre style – requiert de ses interprètes, outre la puissance de la tierce aiguë et l’assise dans le grave – ici souvent sollicité – des qualités de rigueur dans le legato qui ne sont pas données à tous ses interprètes, même parmi les plus connus… Plus que tout autre compositeur, peut-être, Verdi exige de «belles » voix, du point de vue de la couleur et au sens le plus noble de la parole.
Nous retrouvons ces qualités premières dans la majorité du plateau réuni à l’Opéra de Marseille. Tout d’abord, parce que les rôles de composition, nombreux dans Un Ballo in maschera, sont de tout premier ordre, du Cristiano particulièrement bien chantant du baryton Gilen Goicoechea au duo de voix graves formé par Maurel Endong (Ribbing) et Thomas Dear (Horn), impeccables de style et de justesse – y compris dramatique, sans omettre le juge de Norbert Dol ni le serviteur d’Amelia de Rémi Chiorboli. De même, parce qu’avec cette série de représentations, nous avons la chance d’entendre, en Sheva Tehoval, un Oscar qui n’est fort heureusement pas confié à un sopranino aux aigus aigrelets – comme c’est parfois le cas, hélas ! – mais à une authentique voix de soprano colorature, dont on avait découvert les qualités de récitaliste à travers l’album « Prémices[2] » et dont la voix nous a paru, ici, davantage corsée depuis sa Sophie du Chevalier à la rose, entendu en Avignon il y a deux ans. Doublée d’un véritable talent d’artiste, Sheva Tehoval est désormais une interprète à suivre avec grand intérêt.
Auréolée d’une grande carrière sur les scènes internationales, la mezzo-soprano albanaise Enkelejda Shkoza ne remplit pas totalement nos attentes en Ulrica Arvidson, du moins au niveau des graves abyssaux- ceux d’une tessiture d’authentique contralto en fait ! – exigés dans l’air « Re dell’abisso, affrettati ! » (le fameux « Silenzio ! » final doit impressionner) pour un rôle qui n’est ni celui d’une Azucena ni celui d’une Preziozilla et va évidemment bien au-delà des attentes des emplois dans lesquels nous avions dernièrement entendue sur scène cette interprète, à savoir La Frugola d’Il Tabarro à Rome et Emilia dans Otello au festival d’Aix-en-Provence. Engagée dramatiquement, l’artiste n’en demeure pas moins totalement à sa place, en particulier dans le magnifique terzetto où elle est rejointe par les voix du ténor et de la soprano. Déception réelle, en revanche, que celle du baryton albanais Gezim Myshketa (Renato) qui, annoncé souffrant lors de la représentation chroniquée, ne dispose pas des moyens attendus dans l’un des rôles les plus exigeants parmi ceux des barytons Verdi. Au-delà du manque de puissance dans l’aigu – compréhensible dans le cas d’une annonce… -, c’est surtout l’adéquation avec la couleur exigée par le rôle qui fait, selon nous, le plus défaut ici.
Directement arrivée de Toronto – où elle vient d’incarner une triomphale Medea si l’on en juge par la critique anglo-saxonne – pour remplacer sa collègue Marta Torbidoni initialement annoncée, Chiara Isotton aborde donc un nouveau rôle avec l’Amelia du Ballo. Comme c’était le cas dans son Elisabetta de Don Carlo, on retrouve ici, dans un ambitus particulièrement étendu et égal du registre grave au plus aigu, les qualités de legato et cette façon de chanter bel canto, déjà saluées à plusieurs reprises dans ces colonnes et qui ne peuvent que rappeler que l’un des maîtres de la soprano vénitienne ne fut autre que le baryton Renato Bruson. Authentique soprano spinto, Chiara Isotton délivre, de fait, des interprétations définitives dans ses deux airs « Ecco l’orrido campo » et « Morrò, ma prima in grazia ». Ici, comme dans les ensembles nombreux de l’ouvrage où la voix s’élève au-dessus du chœur, on ne sait que louer davantage entre rigueur des notes de passage et extension vers l’extrême aigu, dimension angelicata de l’émission – le propre des grandes verdiennes !- et assise d’un grave jamais détimbré dont, outre la prise de rôle en Medea, les récentes fréquentations pucciniennes (La Fanciulla del West en mars dernier à Lyon, Il Tabarro, dans quelques semaines à Bologne) semblent avoir encore augmenté la puissance.
Prise de rôle attendue dans un Verdi de la maturité que celle d’Enea Scala, ténor particulièrement apprécié sur les rives du Lacydon. Se lançant, avec un engagement dramatique impliquant également une dimension bouffe, dans l’un des rôles les plus complexes du maître de Busseto, Enea Scala ne déçoit pas. Si l’on peut sans doute avoir en mémoire ténor verdien à l’émission di grazia plus soignée, la fréquentation d’un répertoire de prédilection tourné vers le répertoire des « baryténors » rossiniens permet au chanteur sicilien de donner à entendre à un public de fans, venus nombreux, tout à la fois la vaillance d’un instrument qui fait toujours autant merveille dans la partie aiguë – particulièrement attendue dans les accents d’« E scherzo od è follia » et d’« Ogni cura si doni al diletto » au premier acte – mais également les modulations indispensables au dernier air « Ma se m’è forza perderti » où le chanteur se double d’un artiste authentique. Mais c’est sans doute dans le duo fameux « Teco, io stò » qu’Enea Scala, rejoignant Chiara Isotton, réserve au public les moments les plus électrisants de ces soirées marseillaises : ici, la séduction de ces deux timbres enivrants rejoint le côté vif argent du son voulu par Paolo Arrivabeni, pour l’un des moments les plus inoubliables entendu à l’Opéra de Marseille ces dernières années !
Retrouvez des interview de Paolo Arrivabeni ici, d’Enea Scala ici, et de Chiara Isotton ici et là.
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[2] « Prémices » : Debussy: Ariettes Oubliées; Coquetterie posthume etc. ; Rihm: Hölderlin-Gedichte; Schoenberg: Lieder, Op. 2; R Strauss: Mädchenblumen, Op. 22 Sheva Tehoval (soprano), Daniel Heide (piano) CAvi-music
Amelia : Chiara Isotton
Oscar : Sheva Tehoval
Ulrica (Melle Arvidson) : Enkelejda Shkoza
Gustavo III : Enea Scala
Renato (Comte Anckarström) : Gezim Myshketa
Comte Ribbing : Maurel Endong
Comte Horn : Thomas Dear
Cristiano : Gilen Goicoechea
Le serviteur d’Amelia : Rémi Chiorboli
Le juge : Norbert Dol
Orchestre de l’Opéra de Marseille , dir. Paolo Arrivabeni
Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Florent Maye
Mise en scène/chorégraphie : Waut Koeken, réalisée par Jean-Philippe Guilois
Décors / Costumes : Luis F. Carvalho
Lumières : Nathalie Perrier
Un ballo in maschera
Opéra en trois actes de Guiseppe Verdi, livret d’Antonio Somma d’après Eugène Scribe, créé au Teatro Apollo de Rome le 17 février 1859.
Marseille, représentation du dimanche 9 juin 2024.