Un tsar en visite à la Cité des Papes
Opéra Grand Avignon, Boris Godounov
Depuis certains Peter Grimes, Rosenkavalier, Turco in Italia, Samson et Dalila ou Luisa Miller, on sait que l’Opéra Grand Avignon fait partie des salles de province « qui comptent », proposant une programmation intéressante portée par des forces maison ayant atteint un degré de qualité tout à fait appréciable, leur permettant de servir au mieux des œuvres ressortissant aux répertoires les plus divers. Allaient-elles cependant se montrer à la hauteur d’une partition aussi exigeante que celle de Boris Godounov ? À l’issue de cette première du vendredi 14 juin, la réponse est… oui !! Lors du prélude, après que les trombones ont annoncé l’arrivée brutale de Nikitich, on se dit que l’orchestre manquera peut-être un peu de cette rugosité, de cette âpreté qui caractérisent l’orchestration de Moussorgski, et peut-être aussi de la part de violence nécessaire à certaines scènes de l’œuvre. Finalement il n’en sera rien : passées ces premières mesures, l’orchestre de l’Opéra Grand Avignon se montrera parfaitement à la hauteur de la tâche. C’est Dmitry Sinkovsky qui officie à la baguette : une belle surprise que de découvrir à ce poste un artiste que d’aucuns ont surtout connu dans le répertoire baroque en tant que violoniste, voire contre-ténor ! Il est vrai que, ces derniers temps, le répertoire de Dmitry Sinkovsky s’est considérablement élargi, et qu’il a abordé en tant que chef plusieurs œuvres des XIXe et XXe siècles… Quoi qu’il en soit, sa lecture de Boris a pleinement convaincu, l’orchestre et les chœurs (renforcés pour cette occasion) ayant parfaitement su rendre compte, sous sa baguette, des facettes les plus diverses qui composent le kaléidoscope musical conçu par Moussorgski. De l’allant juvénile du motif de Grigori à la rutilance de la scène du couronnement, du lyrisme des scènes chorales à la noirceur de la scène de l’hallucination ou de celle de la mort du tsar, cette maîtrise des différents langages de l’œuvre a conquis le public qui a accueilli chaleureusement les responsables de cette très belle réussite – y compris la Maîtrise de l’Opéra Grand Avignon, parfaitement intégrée au spectacle.
Visuellement, on est d’abord un peu surpris de ne trouver sur scène aucun radiateur, aucune baignoire, aucun EHPAD, aucun hôpital psychiatrique. Mais on s’habitue peu à peu à cette lecture littérale de belle facture (signée Jean-Romain Vesperini et déjà proposée à Monte-Carlo en 2021), qui se propose pour l’essentiel d’offrir un cadre visuel efficace à la musique, servant d’écrin aux émotions qu’elle véhicule. Cette mise en scène y parvient notamment grâce à un habile dispositif scénique qui compartimente la scène en deux plateaux superposés, le plateau supérieur étant celui du pouvoir (s’y trouve le trône de Boris pendant la presque totalité du spectacle), le plateau inférieur celui du peuple – ou de l’introspection et des pensées secrètes de Boris. De fait, le personnage du tsar l’occupe une assez grande partie du spectacle (y compris pendant la scène de sa mort), au point qu’on peut imaginer que les tableaux représentés sur le plateau supérieur ne sont en fait que le fruit de son esprit malade, gagné par la paranoïa… Une hypothèse confortée par le fait que certains personnages, placés derrière un rideau transparent, semblent apparaitre et disparaître comme par magie, grâce à un habile jeu de lumières. Si l’on ajoute à cela une utilisation sobre et judicieuse de la vidéo et quelques idées pertinentes sur le plan dramatique (Boris semble constamment « chassé » du pouvoir et du trône : le jeune tsarévitch assassiné joue la scène du couronnement parallèlement à celle qui voit Boris accéder au pouvoir ; Féodor est presque toujours assis sur le trône quand son père ne l’occupe pas – et notamment alors que celui-ci agonise…), on comprendra que la réussite de la soirée était également visuelle !
Vocalement, chaque soliste est à sa place. La voix d’Estelle Bobey est certes légère (elle est parfois un peu couverte par l’orchestre), mais elle est finalement au service de l’incarnation d’un personnage (Féodor) qui n’est encore qu’un enfant. Lysa Menu est une Xénia raffinée, Svetlana Lifar se montre parfaitement efficace dans le double rôle de la Nourrice et de l’Aubergiste ; Linfeng Zhu est un Nikitich autoritaire à souhait, tandis que le chant du Secrétaire de la Douma (Jean-François Baron) se dépolie avec noblesse et assurance. Blaise Rantoanina confère au chant de l’Innocent le caractère à la fois plaintif, étrange et inquiétant qui convient. François Rougier possède de Grigori l’élan, la jeunesse et la fougue, et Alexander Teliga, voix solide efficacement projetée, a toute la truculence attendue de Varlaam. Le timbre et le chant de Nika Guliashvili (Pimène) captent l’attention et séduisent surtout dans ses premières apparitions (scène 3), la projection vocale se faisant un peu moins efficace lors de la dernière scène. Luciano Batinić quant à lui est un Boris touchant, favorisant la dimension introspective et douloureuse du personnage. De fait, un peu plus d’arrogance, voire de violence ne messiéraient pas au personnage dans certaines scènes (par exemple dans sa confrontation avec Chouïski), mais le portrait du tsar convainc, vocalement et scéniquement, et émeut. Quant à Kresimir Spicer, Chouïski au timbre superbe, clair, sonore, à la ligne de chant élégante (presque trop pour ce personnage de traitre !) il offre peut-être la plus belle prestation vocale de la soirée.
Une remarque enfin : comme récemment l’Opéra de San Francisco (2018), l’Opéra de Paris (2018), le Royal Opera House Covent Garden de Londres (2019), le Metropolitan Opera (2021), l’Opéra de Monte-Carlo (2021), la Scala de Milan (2022), la Staatsoper de Hambourg (2023), le Capitole de Toulouse (2023) ou encore le Théâtre des Champs-Élysées (2024), l’Opéra d’Avignon, après des années et des années de Boris « version longue » (1872), a choisi la version originale de 1869, dont on chante fréquemment les mérites – et ils sont réels ! Il n’empêche… On aimerait bien, juste pour varier un peu les plaisirs, qu’un théâtre redonne un jour sa chance au Boris « version longue » – et à la belle Marina, privée de chant depuis trop longtemps !
Boris Godounov : Luciano Batinic
Féodor : Estelle Bobey
Xénia : Lysa Menu
La Nourrice / L’Aubergiste : Svetlana Lifar
Le Prince Vassili Chouïski / Missaïl : Kresimir Spicer
Andreï Chtchelkalov : Jean-François Baron
Pimène : Nika Guliashvili
Grigori : François Rougier
Varlaam / Mitioukha : Alexander Teliga
L’Innocent : Blaise Rantoanina
Nikitich / Pristav : Linfeng Zhu
Un boyard / Une voix dans la foule : Julien Desplantes
Figuration : Erik Lopez, Adil Mekki, Geoffrey Piberne, Valentin Soriot, Alain Sperta
Chœur et orchestre de l’Opéra Grand Avignon, Maitrise de l’Opéra Grand Avignon, dir. Dmitry Sinkovsky
Assistant direction musicale ; Ivan Velikanov
Chef de Chœur : Alan Woodbridge
Mise en scène : Jean-Romain Vesperini
Assistante à la mise en scène : Olga Paliakova
Scénographie : Bruno de Lavenère
Costumes : Alain Blanchot réalisés par l’Atelier de l’Opéra Grand Avignon
Lumières : Bertrand Couderc reprise Simon Anquetil
Création vidéo : Etienne Guiol reprise Frédéric Audrin
Etudes musicales : Kira Parfeevets
Boris Godounov
Opéra en 7 scènes de Modeste Moussorgski, livret du compositeur (d’après Pouchkine). Première version (1869).
Opéra Grand Avignon, représentation du vendredi 14 juin 2024.